Page:Paul Bourget – Un divorce.djvu/197

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
183
SILENCES

d’esprit et de cœur, et par dévouement et par faiblesse, se dresserait contre lui, révoltée et soutenue par une énergie irréductible. Il eût encore moins cru que lui-même, ce jour-là, éprouverait, devant cette créature fragile, qu’il avait tant aimée jeune fille, tant plainte quand elle était l’épouse d’un autre, tant protégée et si tendrement depuis leur mariage, un sursaut d’orgueil blessé, un mouvement furieux de despotisme. Dès les premiers mots de leur tête-à-tête, l’aveu de cette dévotion renaissante l’avait bouleversé. Il l’avait parfois appréhendée sans jamais l’admettre, et cette tempête intérieure durait depuis des mois, et cette femme, sa femme, avait pu lui cacher un tel secret. De l’apprendre l’avait rempli d’une colère, transformée en indignation, quand Gabrielle avait prononcé ce terrible : « Nous ne sommes pas mariés… » Cet outrage, jeté ainsi, et par quelle bouche ! à leurs douze années d’heureuse intimité, à l’honneur de leur ménage, à la noblesse de leur foyer, lui avait fait bondir le cœur. Tout son être avait frémi, comme sous un soufflet. Il en demeura quelques instants étonné, au point que les mots lui manquèrent d’abord pour répondre. Il se tenait debout devant Gabrielle, terrorisée maintenant de ce qu’elle avait osé dire. Jusqu’ici, cette horrible pensée que son premier mariage, celui qu’avait béni l’Église, durait toujours, et que le second, le mariage sans sacrement, n’était pas un mariage, n’avait jamais pris cette forme aiguë, même dans son esprit. En l’articulant, elle avait précisé et comme concrèté un sentiment vague dont elle ne pourrait plus secouer l’obsession. Ce fut la minute de l’émotion la plus intense que les deux époux eussent éprouvée vis-à-vis l’un de l’autre