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LA PLAIE OUVERTE

recommença d’implorer Dieu de tout son cœur… Elle se détournait sans cesse pour tendre l’oreille. Il lui semblait que maintenant les voix grandissaient dans la chambre voisine… Elle écoutait de nouveau. Elle se disait : « Je me suis trompée… » Et elle reprenait sa prière.

Quand Lucien était entré dans le cabinet de Darras, celui-ci était assis à son bureau, occupé en apparence à un travail qu’il interrompit. Si le jeune homme eût été de sang-froid, il aurait observé que le papier posé devant l’ingénieur ne portait aucune trace d’écriture. Sa main nerveuse se crispait sur une plume toute sèche, prise pour se donner une contenance. Le beau-père ne voulait pas avoir épié le beau-fils. Officiellement, il ignorait, jusqu’à cette minute, et son entrée dans cette chambre et son retour à la maison. Plus un caractère est fort, plus les pièces qui le composent sont exactement balancées, c’est-à-dire plus il a les défauts de ses qualités. L’extrême tension de volonté où ses théories sur la conscience faisaient vivre Albert Darras le rendait incapable de cette grâce dans la spontanéité que les natures plus faibles, plus ondoyantes, mais aussi plus humaines, trouvent à leur service dans des crises très difficiles. L’émotion le raidissait et le guindait au lieu de l’ouvrir et de l’assouplir. L’instinct de son cœur, à ce moment-ci, l’eût poussé à prendre Lucien dans ses bras, comme il l’avait dit, en lui répétant l’appel de sa mère : « Tu souffres, mon fils ; appuie-toi sur moi. » Mais il l’avait aussi déclaré à Gabrielle, on ne l’a pas oublié, avec tant d’amertume, s’il aimait Lucien comme un fils, il savait que le jeune homme ne le considérait pas,