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LA PLAIE OUVERTE

six heures employées à discuter avec lui-même le projet de cette demande en mariage, ni par quel procédé, d’une simplicité brutale, il avait momentanément coupé court à toute action sur lui et de son beau-père et de sa mère. Ne doutant pas que celle-ci ne fût au courant, et du rapport fait par le policier sur l’étudiante, et de l’explication du Grand-Comptoir, il avait éprouvé autant d’horreur à la revoir qu’à revoir Darras lui-même. Il avait loué une chambre dans un hôtel quelconque du Quartier Latin, et de là expédié rue du Luxembourg un mot adressé au domestique qui s’occupait de son service. Il y demandait que cet homme remît au commissionnaire, porteur de la lettre, une valise et quelques effets, pour un petit déplacement. Cet ordre serait communiqué à ses parents, il le savait, et qu’ils seraient ainsi rassurés sur lui, naturellement. L’égoïsme de l’amour l’avait empêché de songer à l’inquiétude morale dont sa mère devait être dévorée. Cette négligence avait une autre cause : cette secrète aliénation du cœur que les seconds mariages créent si naturellement entre l’enfant du premier lit et le père ou la mère qui a convolé. Lucien n’avait jamais vécu avec Mme Darras dans cette pleine et entière intimité qui rend deux êtres si présents l’un à l’autre qu’ils se sentent sentir. Il avait toujours rencontré Darras entre eux, et même à l’époque où il croyait le plus aimer son beau-père, cette présence d’un témoin dans toutes ses effusions l’avait fait se replier. Entre la mère et le fils s’était établi peu à peu un de ces états de malentendu muet d’autant plus malaisés à dissiper qu’ils sont inconscients. Si le jeune homme avait pu formuler en termes précis son impression