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UN DIVORCE

de la scène que nous avons eue ensemble, nous n’avons pas parlé seulement de vous. Dans ces moments-là, bien des choses que l’on avait gardées sur son cœur toute sa vie en sortent du coup. Après ce que nous nous sommes dit, nous ne serons plus jamais l’un pour l’autre ce que nous étions. Son plus grand désir doit être que je me fasse ma vie à moi, hors de chez lui… Malgré cela, s’il continuait à penser de vous ce qu’il en pensait après cet ignoble rapport de son agent, il considérerait, comme son devoir d’empêcher à tout prix que je ne vous épouse. Mais je le connais, quand il saura ce que je sais, tout ce que je sais, il vous jugera comme je vous juge. J’ai pu souvent être jaloux de la place qu’il a prise dans le cœur de ma mère, j’ai toujours vénéré en lui le caractère le plus droit, le plus incapable d’un compromis. Il appartient à ce groupe d’hommes de haute culture qui ont rêvé, voyant la banqueroute des vieilles croyances, de donner à notre démocratie une morale en accord avec la raison. Ils ont commencé par se la donner, cette morale, à eux-mêmes et par la pratiquer. Le principe absolu qui domine tous les actes de M. Darras, toutes ses pensées, c’est la Justice, et il la fait résider essentiellement dans le droit de chacun à se conduire d’après sa conscience. Personne plus que lui ne professe la haine et le dédain des hypocrisies mondaines. Il est partisan de l’égalité entre les sexes, des femmes-avocats, des femmes-médecins. Que de fois je l’ai entendu répéter que nous n’en sommes, socialement, qu’à la barbarie ; que tout évolue, la famille, la propriété, la patrie, et que le rôle des classes supérieures est de hâter cette évolution au lieu de la retarder ! Je vous dis tout cela pour vous bien montrer quel