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UN DIVORCE

Lucien qui allait et venait devant la grille du jardin, le dérobement de ses jambes sous elle lui fit croire qu’elle n’achèverait point de faire les quelques pas qui la séparaient de lui… Mais il l’avait vue aussi. Il s’avançait. Il l’abordait… Tout de suite, à sa façon de la saluer, à sa physionomie, à sa voix quand il lui parla, à son regard, elle reconnut, avec un attendrissement qui, à lui seul, était du bonheur, qu’il ne tremblait pas moins qu’elle. Surtout, elle se rendit compte qu’il n’avait pas changé. Celui qu’elle avait devant elle, ce n’était plus l’auditeur, révolté ou désespéré, de sa confession, ni l’homme en délire agenouillé devant le canapé et dont le baiser si voisin d’être brutal lui avait fait peur. C’était l’ami de ces dix mois, dont elle avait tant aimé l’ardeur contenue à son approche, le respect fervent, la réserve frémissante. Il portait sur son visage, volontiers pensif, la trace de la grande lutte intérieure qu’il soutenait depuis ces deux jours. Sa pâleur, l’éclat de ses yeux, les cercles bleuâtres de ses paupières, révélaient quelles heures il avait subies, lui aussi, de fièvre et d’insomnie. La pensée d’en finir pour toujours, ou par la fuite, ou par le tragique moyen tant redouté de Berthe, avait certainement traversé ces sombres prunelles, au fond desquelles se devinait maintenant une étrange sérénité. Évidemment le jeune homme savait ce qu’il voulait, et il le voulait après un de ces examens de conscience où l’être se ramasse tout entier, pour ne plus reculer. Que voulait-il ?… L’importance des paroles qui allaient se prononcer entre eux était si grande qu’un instinct les fit tous les deux se taire d’abord et comme se recueillir. Ils marchèrent l’un à côté de l’autre jusqu’à un