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FIANÇAILLES

Lucien avait voulu voir l’enfant ? Il lui avait parlé ? Il l’avait embrassé ?… C’était là un fait si extraordinaire, si absolument imprévu !… Berthe n’eut pas la force de sentir le soulagement de son atroce inquiétude, tant cette nouvelle la frappa de stupeur. La façon dont les Bonnet, mâle et femelle, épiaient sur son visage l’effet produit par leurs paroles, lui rendit l’énergie de dissimuler la violence de son bouleversement. Elle ne put supporter l’idée du plus intime secret de sa vie mêlé à leurs conversations. Ils n’étaient pourtant pas des exploiteurs, mais ils avaient toujours dans leur attitude, et en ce moment plus que jamais, cet air de demi-complicité si particulier aux gens de maison, habitués à ménager les vices des maîtres. Même à cette minute d’intense émotion, la mère sentit cette nuance qui lui avait souvent rendu bien pénible la nécessité de faire élever son fils ainsi. — Elle n’avait pas le choix. — Elle eut le courage de répondre que M. de Chambault était en effet un de ses amis, qu’ils avaient eu raison de lui laisser voir l’enfant, et elle commença de les entretenir de son départ possible et de la date où, dans ce cas, elle leur redemanderait le petit. En abordant ce sujet, après ce qu’elle venait d’apprendre, elle savait bien, elle, la doctrinaire des sincérités intransigeantes, qu’elle n’était pas véridique. Elle maintenait, vis-à-vis de son orgueil, le parti pris de rupture définitive auquel elle s’était rangée, mais elle le maintenait sans plus y croire. Une voix intérieure et à qui elle ne commandait plus de se taire lui disait trop que les pensées de Lucien à son égard n’étaient pas celles qu’elle avait crues. Elle ne pouvait plus le quitter ainsi, à présent