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FIANÇAILLES

aimait cependant, et envers qui elle se sentait si responsable ! Il n’avait pas demandé à vivre, et, dans cette société construite sur des principes qu’elle jugeait bien durs, il n’avait qu’elle. Telles étaient les réflexions qu’elle associait d’habitude à l’aspect de la petite ville, paisible et grise au bord de sa lente rivière, dans l’ombre de son antique cathédrale, avec sa longue rue centrale ouverte et terminée sur ses portes du temps de Charles VII. En descendant du train, ce voyage-ci, elle avait un poids trop lourd sur le cœur pour penser à rien qu’à cette sinistre possibilité d’un suicide de son ami, et, tour à tour, si cette épreuve lui était épargnée, aux détresses du lendemain de ce départ. Cette visite à Moret était une première étape. Ce fut dans cet état de sensibilité vaincue qu’elle entra dans la petite maison, pittoresquement adossée à un débris de rempart, avec un jardin potager ouvert sur une prairie, où habitait son fils. Les propriétaires de cette bicoque, M. et Mme Bonnet, étaient des domestiques retirés qui avaient pris l’enfant en amitié, à le voir chez sa nourrice, leur voisine. Cette femme ayant dû quitter Moret, la mère leur avait demandé de le garder. Ils avaient accepté, sans qu’une allusion eût jamais été faite entre eux et elle au secret de la naissance du petit. En parlant et dans leurs lettres, ils appelaient Berthe Madame, par un besoin de respectabilité bourgeoise, que la libertaire n’avait pas osé contrarier. Que pensaient-ils de son histoire ? Elle se l’était souvent demandé, à rencontrer, posé sur elle, le regard atone et inquisiteur de l’ancien valet de chambre et de l’ex-cuisinière. Que lui importait d’ailleurs ? Ces gens étaient bons pour