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UN DIVORCE

aussitôt entrée dans son esprit, ne cessa plus de la déchirer, comme une pointe de flèche que chaque mouvement enfonce davantage. Elle exécuta bien, avec la ponctualité qui était un trait marquant de son caractère, les gestes, un par un, qu’elle s’était prescrits, — comme de se rendre à la visite du professeur Louvet par le chemin fixé et à l’heure exacte, d’aborder l’interne montpelliérain, et de l’interroger, soi-disant pour une amie, sur les conditions de la vie dans son pays. C’étaient des gestes, en effet, tout extérieurs, tout convenus. Sa pensée était bien loin… Une hypothèse sinistre venait de lui apparaître entre vingt autres. Il arrive cependant, tous les jours, que le désespoir d’une révélation soudaine précipite au suicide un homme qui aime. Si, au sortir de chez elle, écrasé de douleur par son aveu, n’ayant plus la force de supporter ni ce qu’il avait appris, ni son propre cœur, Lucien s’était tué ?… Elle le vit étendu au milieu d’une chambre, sanglant, la main encore crispée sur la poignée du pistolet qu’il portait pour ses retours dans le quartier désert du Luxembourg, le soir. Vainement se démontra-t-elle qu’une telle catastrophe était impossible, que Lucien lui aurait écrit certainement avant de mourir, que l’on ne se tue pas quand on se sait aimé. Ce fut dans l’angoisse qu’elle assista, avec la sensation de rêver éveillée, à l’amputation dont elle avait si consciencieusement étudié, la veille, le détail anatomique. Ce fut dans l’angoisse qu’elle se dirigea, aussitôt la pénible séance achevée, vers le petit restaurant de la rue Racine. Elle aurait dû l’éviter, ce matin comme la veille, pour rester dans la ligne de sa résolution. Elle se hâtait au contraire d’y arriver, dans l’espé-