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UN DIVORCE

l’état d’image impure et troublante. Elle se demandait, avec effroi, si la subite apparition du délire dans les yeux de Lucien, jusque-là remplis d’une timide, d’une religieuse idolâtrie, n’avait pas eu pour cause cette certitude qu’elle avait appartenu à un autre. N’était-ce pas aussi la haine, l’ignoble et inséparable compagne de la sensualité souillée, qui avait passé dans son regard et dans ses gestes, quand il avait fui sans plus lui parler ? Si dès les premières secondes et aussitôt qu’il avait su, il avait eu pour elle, instinctivement, animalement, ce mépris dans le désir, il l’aurait, plus acre encore, plus empoisonné, dans la possession, et il n’aurait pas tort de l’avoir. Elle le mériterait puisqu’elle aurait été lâche. Elle se répétait ce mot : « lâche, lâche !… » Elle ne pourrait plus se rendre ce témoignage qu’elle s’était rendu encore aujourd’hui, hautement, celui d’avoir vécu son existence hors la loi avec autant, avec plus de respect d’elle-même, que si elle eût accepté les plus rigides conventions du monde… Et alors, vers quel avenir marcheraient-ils ?

Elle n’était pas sortie pour aller dîner, de peur de rencontrer Lucien, tant elle appréhendait, dès ce soir, une nouvelle épreuve où elle succombât. Elle n’osa pas, de cette longue nuit, allumer sa lampe, par crainte que, monté jusqu’à sa porte, à une heure quelconque, et voyant de la lumière, il ne sût qu’elle était là et ne frappât en l’implorant. Couchée dans cette obscurité froide, sans s’être déshabillée, sur la mince banquette où son ami l’avait déposée évanouie, elle finit pourtant par s’endormir d’un sommeil tardif et fiévreux. Quand elle s’éveilla, vers les six heures, comme