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UN DIVORCE

d’autres plus redoutables encore. Le jeune homme avait refermé la porte depuis bien longtemps que l’étudiante était toujours là, assise sur la chaise où elle travaillait avec tant de liberté d’esprit à son arrivée, et, la tête dans les mains, les coudes sur la table, elle ne regardait plus le cahier de ses notes d’hôpital, l’atlas d’anatomie, les pièces du squelette, ces techniques outils d’une aride besogne. Elle y avait pourtant goûté l’apaisement de tant de troubles, — oh ! pas de celui-là, pas de ce désespoir qui grandissait, grandissait en elle, à mesure que l’ombre envahissait la pièce ! Des ténèbres pires lui noyaient le cœur. Ce n’était pas d’avoir confessé la funeste aventure de sa jeunesse, sa liaison avec Méjan et le reste, qui la brisait. Si elle avait toujours tremblé à l’idée de cet aveu, elle l’avait toujours prévu, mais entièrement volontaire, mais fait au moment qu’elle aurait fixé, avec le loisir nécessaire, afin d’expliquer dans son moindre détail une situation trop exceptionnelle, trop mêlée à l’histoire entière de sa vie. Au lieu de cela, attaquée à l’improviste, bouleversée, jetée hors d’elle-même, elle n’avait pu que laisser s’échapper pêle-mêle, que gémir plutôt cette confession. Qu’avait dû en penser Lucien ? Comment surtout pouvait-il ne pas la mépriser, pour cet autre aveu, celui de son nouvel amour, que l’excès de son émotion n’avait pu retenir ? Un remords la peignait d’avoir subi cette minute de défaillance, prononcé ce « oui » irrévocable, abandonné son front sur l’épaule du jeune homme, reçu ce baiser sur les yeux et sur les lèvres. Elle s’en était arrachée, trop tard, et quand la brûlure de cette caresse avait allumé dans son sang une fièvre qui ne lui