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UN DIVORCE

— « Non, je ne le dis plus… Je ne peux pas vous juger. Je vous crois… Tout ce que vous me dites me prouve que j’ai eu tort de me laisser aller tout à l’heure, que je devais attendre vos explications… Mais le choc a été si rude… Je ne vous accuse plus. Je ne vous condamne plus. Je souffre de savoir ce que je sais maintenant… C’est comme un poids qui m’écrase… Si seulement vous m’aviez parlé dès le premier jour où je vous ai connue, ou quelqu’un d’autre !… Non, vous. Je n’aurais cru que vous… J’aurais toujours été bien malheureux, mais pas autant… »

— « Ah ! » gémit-elle, « je vous aurais perdu plus tôt… C’est cela qui m’a toujours arrêtée, cette terreur de retrouver en vous ce que j’ai trouvé chez mon oncle et chez M. André, cette diminution d’estime contre laquelle je viens de me débattre. À quoi bon ?… J’ai été lâche. Mais votre amitié m’était si chère ! Il y avait tant de points par où nous sentions et pensions de même. Quelquefois je me disais : Sur ce point aussi il sentira et pensera comme moi, un jour… Et alors !… » Elle secoua sa tête sans achever cette phrase énigmatique, comme pour exorciser la vision qui revenait la tenter. « D’autres fois, » continua-t-elle, « je voyais distinctement vers quoi nous marchions. Je voyais l’abîme. Nous y sommes. Mais le chemin était trop doux. C’était une oasis dans mon horrible désert, où il faudra savoir rentrer. Adieu, Lucien, je vous ai dit tout ce que j’avais à vous dire. Cette explication m’a épuisée. Je ne me sens pas bien. Laissez-moi. Adieu… »

— « Adieu, » répondit le jeune homme. Il avait pris son chapeau, et fait un pas vers la porte.