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UN DIVORCE

cette grande ville, si désorientée malgré mes diplômes, parmi ces étudiants, et cet homme me connaissait si bien !… Il me persuada qu’il m’aimait. Ai-je été coupable en cela encore ? L’ai-je été de penser qu’il était sincère en m’offrant d’unir nos deux existences, pour toujours, afin de travailler ensemble à la même œuvre, de pratiquer la même foi révolutionnaire, d’établir un foyer tel que nous le concevions ?… Quand je suis allée vivre avec lui, j’ai monté les marches de son escalier avec toute la sincérité d’une fiancée catholique qui franchit le seuil de l’église, toute la gravité d’une fille bourgeoise qui entre dans la salle de la mairie. C’était le mariage, tel que je le comprenais, tel que l’a noblement défini Proudhon, une justice organisée. Nous y apportions, je croyais que nous y apportions, cet infâme et moi, une égale volonté de nous aimer, une égale conviction du sérieux de notre engagement, un égal respect l’un de l’autre… Cinq mois plus tard, il m’avait abandonnée pour vivre avec une fille du quartier et j’étais enceinte… Osez le dire encore, que c’est moi qui ai manqué à l’honneur ! Osez dire que je vous ai menti, que je ne mérite plus que l’on ait foi en moi, que vous avez été fou de me respecter !… Osez-le donc !… »

Il se dégage de certaines confidences, au delà desquelles un être ne peut aller, tant il y a mis l’âme même de son âme, une force de réalité qui ne permet plus la discussion. Cette force s’emparait de Lucien à mesure que Berthe parlait, et il n’essayait pas de lui résister. Que la jeune fille lui racontât ses vrais sentiments, que cette lamentable histoire se fût passée exactement ainsi, qu’elle eût traversé cette sinistre aventure de la manière