Page:Paul Bourget – Un divorce.djvu/136

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
122
UN DIVORCE

pas su voir alors, non plus que mon oncle, non plus que M. André : l’intelligence de cet homme n’était qu’en façade. Son éloquence n’était pas nourrie de pensée et de vérité. Mais il avait de l’éloquence, une grande éloquence, et il la mettait au service de doctrines qui étaient les miennes et celles de mes deux éducateurs. Il écrivait, il écrit avec talent. Vous avez toujours vécu à Paris ; vous ne savez pas combien, en province, on a peu d’occasions de causer véritablement d’idées, et avec quelle ardeur on les saisit. Vous ne savez pas non plus combien, même aujourd’hui, les préjugés du vieil ordre social y sont forts, et à quelle solitude sont condamnés des gens qui osent, comme mon oncle, professer le collectivisme intégral et élever une pupille, comme il m’avait élevée, sans éducation religieuse. M. André, lui, en était resté à son fouriérisme de 1847. J’avais, moi, pris un peu de l’un et de l’autre. Nous nous sentions, dans notre coin si perdu, si arriéré, emportés pourtant par ce vaste flot qui balaiera l’abominable ancien monde. Jugez de ce que devint pour nous tous l’apparition de ce jeune homme qui semblait destiné à un si bel avenir, en qui ses maîtres reconnaissaient leur plus brillant élève, et qui nous développait les théories les plus modernes de la Révolution avec un enthousiasme qui nous gagnait. Avant d’obtenir sa bourse de licence à l’Université de Clermont, Méjan avait été précepteur un an à Bruxelles. Il y avait rendu visite à Élisée Reclus. Ce nom, prononcé par lui, le revêtait d’un prestige que sa chaude parole accroissait encore, quand il nous célébrait la société de demain, composée d’hommes et de femmes si bien pénétrés du principe de la