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LA VÉRITÉ

suppliant, « Je vous parlerai… Maintenant, je ne peux pas… Laissez-moi… »

Elle lui obéit et demeura silencieuse à le regarder qui continuait de pleurer. S’il avait eu, dans un tel accès, la force de réfléchir même un peu, le trouble de la jeune fille lui aurait appris quelle place il avait su prendre dans ce cœur. Elle aussi, elle l’aimait. Mais dans quelles conditions et combien malheureuses ! Si le beau-père de Lucien s’était absolument trompé sur l’interprétation des faits qui lui avaient été rapportés, comme sur la nature des relations entre les deux jeunes gens, la littéralité même de ces faits n’en était pas moins vraie. Berthe Planat avait été, cinq ans auparavant et pendant plusieurs mois, la maîtresse de ce Méjan dont Darras avait donné le nom à son beau-fils pour lui servir de sûr repère. Elle en avait eu un fils, élevé en effet par ses soins à Moret, près de Fontainebleau. À l’époque de cette liaison, elle étudiait le droit, qu’elle avait quitté, lors de la rupture, pour rompre à jamais aussi avec un milieu de jeunes gens où son histoire était connue. Ses moindres actions, depuis lors, avaient eu pour principe constant son aversion contre ce passé. C’est pour cela qu’elle évitait la bibliothèque, trop fréquentée, de l’École de médecine, pour cela qu’elle mangeait dans le pauvre restaurant de la rue Racine, pour cela qu’elle logeait dans une maison éloignée du centre du Quartier Latin. Du jour où elle avait connu Lucien et où elle l’avait aimé, elle avait vécu dans une angoisse continuelle à l’idée qu’un hasard risquait de lui apprendre ce passé, sans qu’elle pût lui expliquer aussitôt comment cette horrible aventure de ses dix-neuf ans