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UN DIVORCE

de mémoire et l’amoureux touchait au terme de sa route. Les réminiscences du passé cédèrent soudain la place à la sensation aiguë du présent, quand il eut longé le lycée Henri IV. La physionomie de ce quartier, associé pour lui durant tous ces mois aux émotions les plus douces et les plus fortes de sa jeunesse, lui déchira le cœur. L’accusation portée par son beau-père se formula de nouveau dans sa pensée. Sa hideur contrastait trop violemment avec les songes qu’il avait promenés là, cette dernière année, et qu’il venait de revoir par le souvenir avec une force presque hallucinante. Était-il possible que tant de grâce lui eût menti, que cette réserve fût une hypocrisie, qu’un affreux secret de maternité coupable se cachât sous ces manières si simples et si distantes ; enfin que celle qu’il aimait avec un respect si tendre, si docile, sans s’être jamais permis de le lui dire, eût été la maîtresse d’un autre ? Toutes les visions qu’il venait d’avoir de tant d’incidents si simples, pour lui revêtus d’une telle poésie, où s’était exalté cet amour, protestaient là contre, et cependant, au moment de revoir son amie calomniée, il avait peur. Ces images qui la lui avaient rendue si présente n’avaient pu toucher à l’autorité du dénonciateur. En même temps, cette approche de la rue Rollin contraignait Lucien de se figurer par avance le détail de la scène qui se préparait. Il allait passer la porte de la maison, gravir les marches de l’escalier, entrer dans la chambre… Il lui faudrait alors énoncer l’horrible chose. La seule évocation, dans sa pensée, de la jeune fille écoutant de telles paroles, lui fut intolérable… La phrase qui avait dominé toutes leurs relations se prononça en lui sponta-