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UN DIVORCE

plus tard surprendre les deux jeunes gens assis l’un à côté de l’autre. Lucien l’avait regardée entrer dans la longue salle, déjà pleine de dîneurs. Elle y avait, comme au cabinet de lecture, sa place réservée. Les tables de bois sans nappes, la grosse vaisselle et l’épaisse verrerie s’accordaient trop bien avec l’inscription peinte sur la façade : Repas à 1 fr. 10. La pauvreté de cet endroit avait étouffé l’amoureux de pitié en même temps que les derniers mots de la jeune fille l’accablaient de confusion et de crainte. Il devait savoir plus tard dans quels sentiments elle les avait proférés. Il y a des signes presque indéfinissables et pourtant évidents auxquels les âmes de même race se reconnaissent, dès qu’elles se rencontrent. La simple exclamation échappée à Lucien sur le droit des malades à la vérité avait été, pour Berthe, un de ces signes. Quoiqu’elle affectât, comme elle l’avait dit, d’avoir avec les autres étudiants des manières de bonne camarade, elle n’aurait pas laissé un inconnu, rencontré seulement dans une bibliothèque, l’aborder et lui parler, si elle n’avait pas cédé à un secret mouvement de son cœur. Elle s’en était punie, par cette phrase de congé. C’était une barrière dressée entre elle et le jeune homme, si celui-ci avait pu concevoir quelque espérance téméraire. Ou bien il n’essaierait plus de la revoir, ou, s’il la revoyait, cette franchise ne permettait pas l’équivoque : il ne lui ferait pas la cour. Que ces souvenirs demeuraient vivants pour Lucien ! Dans quel état de trouble il avait repris le trottoir de la rue Racine, persuadé que l’indiscrétion de sa reconduite et de ses questions avait froissé la sage étudiante ! Quelle nuit d’angoisse il avait passée