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UN DIVORCE

cafés. Cette griserie de vivre, éparse dans l’atmosphère, Lucien l’avait respirée avec cet orgueil de l’amoureux chaste et qui porte en lui une émotion sacrée, alors que tant d’autres ont déjà profané leur cœur. Il était arrivé ainsi jusqu’à la rue de la Vieille-Estrapade et à celle de la Contrescarpe. Leurs noms pittoresques et leur physionomie antique l’avaient charmé, par cette sensation d’un très ancien et très obscur passé autour d’une naissante espérance. Puis la pauvreté de la rue Rollin l’avait attendri, et son silence. Elle n’est traversée que par des piétons, aboutissant comme elle fait à un escalier qui tombe à pic sur la rue Monge. Le soleil couchant prenait en écharpe la partie de la ruelle où se trouvait la maison de Berthe. C’était une de ces vieilles demeures, l’abri jadis de larges existences, qui gardent, même dans leur ruine, des traces et des touches d’aristocratie. Celle-là montrait une façade presque renflée par l’affaissement du terrain, mais une porte cochère d’un noble style, — une cour sur laquelle ouvraient des hangars encombrés de débris, mais de hautes fenêtres. L’amoureux s’était assis sur une borne adossée à la rampe de l’escalier de la rue Monge. Il était demeuré là jusqu’à la nuit noire, absorbé dans une contemplation dont l’ivresse inondait son âme d’une joie presque surhumaine. Les invasions d’un grand amour ont de ces heures d’une intensité inexprimable et qui contraste d’une manière étonnante avec la médiocrité des événements qui en sont la cause ou mieux le prétexte. Qu’était-il arrivé à Lucien ? Il avait appris le nom de la jeune fille qu’il aimait, sa profession, sa demeure, et il lui avait parlé. Ce n’était