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BERTHE PLANAT

extérieur était si totale que personne parmi les habitués, dont quelques-uns étaient de très jeunes gens, comme Lucien, ne semblait même la remarquer. Ce détail ne prouvait-il pas qu’elle s’était toujours comportée dans ce milieu comme elle s’y comportait maintenant ? Dix-huit jours après l’avoir vue pour la première fois, Lucien ne savait même pas son nom. Il n’avait entendu personne ni la saluer ni parler d’elle, parmi ces assidus de la bibliothèque. C’est vers ce moment qu’ils avaient fait connaissance, dans des conditions si accidentelles qu’elles excluaient, de sa part à lui, la préméditation, et, de sa part à elle, toute coquetterie. Combien vivement cette scène se représentait à l’imagination du jeune homme !… Une après-midi encore, c’était vers le début de mai, et comme il arrivait rue Monsieur-le-Prince, en proie à cette fièvre intérieure de la passion qui n’en est qu’au désir et au rêve, il avait trouvé le cabinet de lecture fermé. Les volets mis en dehors portaient sur un de leurs panneaux un carré de papier collé au moyen de pains à cacheter, avec ces mots écrits à la main : Pour cause de décès. Lucien apprit par la concierge que la vieille dame du bureau était morte subitement la nuit précédente. Rendons-lui cette justice : le projet qu’il conçut et réalisa aussitôt de stationner sur le trottoir et d’attendre l’inconnue que dans sa pensée il appelait déjà « son amie » ne lui fut pas dicté par le seul désir d’utiliser une occasion peut-être unique. Il se dit que la jeune fille paraissait avoir de la sympathie pour la vieille dame et que cette mort serait annoncée par lui avec plus de ménagement. Quand il la vit qui traversait la rue de l’École-de-Médecine, et se dirigeait du côté du ca-