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LES MONNERON

congé — il avait une bourse d’interne au lycée Louis-le-Grand — était accouru de table sans quitter sa serviette, dont le coin était passé dans son cou et qui tire-bouchonnait par-dessus sa tunique. Il tenait sa fourchette à la main et mangeait encore, la joue enflée par l’énorme morceau qu’il s’était introduit dans la bouche avant d’aller ouvrir, et il criait de l’antichambre :

— « Tu vois bien, maman, que j’avais raison ? C’est le père Jean qui rapplique à la turne… Tu aurais mieux fait de boulotter dehors, » continua-t-il, en s’adressant à son frère : « les côtelettes sont en bois et les patates pas cuites. Le déjeuner est infectée ce matin. On se croirait au bahut !… »

L’élève du bonaldiste Ferrand, l’amoureux de la fine et pure Brigitte, l’admirateur du sage empereur Marc-Aurèle, ne répondit rien à cet accueil du potache, déjà fané et fripé à quinze ans, qui le saluait de ces propos argotiques, sans que ni la mère, dans l’iniquité de ses indulgences pour le jeune drôle, le relevât sévèrement, ni le père, qui présidait le déjeuner avec sa bonhomie habituelle. La salle à manger était une pièce de guingois, chauffée par un poêle en faïence brune engagé dans le mur, et qui prenait tout son jour d’un bow-window, parfaitement incommode, avec des carreaux de couleur, où un monstre soi-disant héraldique rayonnait en rouge sur un fond jaunâtre. Deux maigres plantes vertes y dépérissaient, faute d’être arrosées régulièrement. Sur les murs tendus d’un faux papier cuir à ramages,