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L’OBSTACLE

jamais trompé. Mon père a manqué sa vie, et il ne consent pas à se l’avouer, parce que, toute cette vie ayant été la mise en œuvre de certains principes, cet avortement est la condamnation de ces principes… C’est un homme très malheureux et qui n’en convient pas vis-à-vis de lui-même. J’avais quinze ans, que je comprenais déjà cela d’instinct, sans me l’expliquer. J’avais trouvé, à cet âge-là, dans les Souvenirs de Michelet, une anecdote sur son père à lui, pauvre imprimeur ruiné qui le prenait sur ses genoux en chantant une romance de l’époque :

Mon fils sera mon consolateur…
Si vous saviez, mon cher maître, ce que je me le suis redit de fois, ce mauvais vers, depuis ce jour !… Et c’est vrai que j’ai été pour lui, à cette époque, ce consolateur. Pensez donc. Mon frère avait toujours été un médiocre élève. Moi, j’étais dans les premiers de ma classe. J’avais un certain goût et un certain sens du latin et du français. J’avais aussi toutes les idées de mon père. Vous me les avez connues… Mais déjà je ne les avais plus toutes. Mon évolution datait d’une lecture, celle du livre de Taine sur Les Origines de La France contemporaine. Mon père me l’avait vu entre les mains et il m’avait dit : « Tu lis ce pamphlet ? C’est un monsieur qui a eu bien peur pour ses rentes en 71 ! » Je ne vous cite ce mot, si injuste, que pour vous faire comprendre com-