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BRIGITTE FERRAND

serait plus si malheureuse !… — Il restait Jean, car la révolution en train de s’accomplir dans les sentiments du père irrité n’allait pas jusqu’à lui faire concevoir l’idée d’un total changement d’éducation pour le petit Gaspard. Il restait Jean… « Il y en aurait au moins un d’heureux !… » C’était à propos de lui que Julie s’était exprimée de la sorte. Si elle avait eu raison, il ne s’agissait plus pour lui, comme pour les deux autres, de réparer une vie déjà ruinée. Il s’agissait d’instaurer un vrai, un jeune bonheur… À quel prix ? Le père de famille qui venait de découvrir dans son cœur des sources si chaudes, si riches de tendresse et d’indulgence pour Antoine, même après ses escroqueries, pour Julie, même après sa séduction, s’étonnait de se sentir soudain tendu de nouveau jusqu’à la sécheresse, à l’endroit de l’avenir de son fils le plus aimé. La révélation de Julie sur l’amour supposé de son frère se traduisait par une évocation, — la seconde depuis quelques heures — de ce Victor Ferrand qui lui représentait tout ce qu’il combattait avec passion depuis que son intelligence s’était éveillée à la liberté. Le souvenir de cet adversaire de ses plus ardentes convictions lui était si douloureux, qu’il s’efforça de le chasser : « Julie se prétend sûre que Jean aime cette jeune fille, » se disait-il, « qu’en sait-elle vraiment ? » Il se trouvait, au moment où il se formulait cette question, à l’extrémité de la rue de Babylone et au square du Bon-Marché. Il traversa cet étroit jardin, et commençait de