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BRIGITTE FERRAND

venu te faire des reproches. Je suis venu pour que tu voies toi-même que tout est effacé, que je t’aime comme auparavant… » Et il continuait, prodiguant à son enfant déchue, dans cette chambre de douleur, toutes les phrases qu’il n’avait pas su lui dire, malgré tant d’affection, quand il eût encore pu la sauver. C’est qu’alors, et durant de si longues années, les conceptions systématiques du théoricien avait dominé sans cesse ses rapports avec ses enfants, au lieu qu’au chevet de ce lit d’hôpital, il se retrouvait l’homme du peuple qu’il était resté dans le meilleur de lui-même, avec une sensibilité franche et primitive, jaillissante et pleine. Il n’eût jamais quitté Quintenas, le village natal, la blouse bleue et les gros sabots, qu’il n’eût pas couru avec d’autres sentiments auprès de sa fille, malade à l’hospice d’Annonay, la ville la plus voisine. Tandis qu’il parlait, des larmes coulaient sur les joues minces de Julie, lentes et longues, — larmes de suprême détente et de gratitude, d’adoucissement et de consolation, jusqu’à un instant où il lui dit : « Ta mère ne sait rien encore, ne t’en tourmente pas. Je me charge de tout lui apprendre. Sois sûre qu’elle pensera, qu’elle sentira comme moi… Elle t’emmènera, quand il sera temps… Tu n’iras plus à Sèvres, voilà tout. Tu resteras chez nous, toujours, en donnant quelques leçons. Nous prendrons l’enfant à la maison quand il commencera de grandir, en le présentant comme celui d’un de nos parents de province. Personne ne saura la