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L’ÉTAPE

tants ordinaires, membres ou invités, munis, eux, de cartes blanches. D’ordinaire, l’exercice de ce petit privilège ne souffrait pas difficulté. Ce soir-ci, le fondateur de l’U. T. put se rendre compte du secret travail auquel s’était livré, pendant cette semaine, son adversaire Riouffol. Des murmures avaient accueilli, dès les premières marches, les trois nouveaux venus. On s’écartait devant eux, mais avec des réflexions qui annonçaient une séance tourmentée. Des phrases s’échangeaient, encore à mi-voix, dont quelques-unes étaient simplement grossières, d’autres pires : « Le ratichon, voilà le ratichon… » « C’est nib de blair qui va jaspiner » (blair, en argot, signifie nez, — nib de blair, pas de nez). Cette ironique allusion au nez de l’abbé Chanut, qui était en effet un peu long et le paraissait davantage à cause de la maigreur du visage, avait le mérite de lui être inintelligible, mais pas à Crémieu-Dax, le jeune juif ayant cru devoir à son apostolat socialiste d’apprendre l’argot, comme il avait appris le grec, — philologiquement ! « Il a déjà la frousse, le juponné ! » « Les deux Sorbonnards et lui, quelle pochetée d’otages, hein ! les camaraux ?… » « Youpin et jésuite, ça fait la paire !… » Ces bas sarcasmes et vingt autres pareils partaient de droite, de gauche, d’en haut, à en bas. Ni le prêtre, ni Crémieu-Dax ne paraissaient les entendre. Jean, lui, était défendu contre eux par sa nouvelle crise d’attente. Il fouillait du regard les cinquante visages peut-être qui s’étageaient sous la lumière d’un gaz économiquement