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UN CŒUR DE JEUNE FILLE (suite)

cauchemar. Elle commença de marcher devant elle, dans la direction de Saint-François-Xavier, automatiquement, en se redisant mentalement ces phrases d’une signification si claire dans leur ambiguïté : « Il faut que ce ne soient pas des craintesTu ne dois pas être mère… Te fier à moi… Quelqu’un de très sûr… Je t’en tirerai, si seulement… » La fille séduite écoutait en pensée cet appel aux criminelles pratiques par lesquelles tant de ses pareilles ont supprimé la preuve vivante de leur faute. Elle l’avait écouté réellement et elle n’avait pas crié de révolte et d’indignation ! Quelle puissance cet homme avait-il donc sur son âme et sur sa chair pour qu’elle fût venue à lui, moins de deux heures auparavant, décidée à un suprême effort et à lui demander qu’il lui rendît l’honneur ?… Et elle s’en allait, ayant failli lui appartenir, s’étant laissée rouler jusqu’au bord de cet abîme des sensations physiques où la volonté se dissout comme une cire au feu, ayant écouté cet infâme conseil !… Il lui semblait que son silence l’en avait rendue la complice. Elle était comme souillée par ces hideuses paroles, maintenant que la magie de la présence du corrupteur n’agissait plus sur elle, qu’elle n’entendait plus sa voix, qu’elle ne voyait plus ses traits, ses mouvements, qu’elle ne respirait plus la même atmosphère. À mesure qu’elle s’éloignait de la rue d’Estrées, son épouvante de se sentir sous l’influence de cet amant, capable d’avoir conçu aussitôt cet horrible projet, grandissait tellement que ses jambes trem-