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UN AMOUREUX

giner la vérité : qu’elle l’aimait autant qu’il l’aimait. Surtout, il ignorait que M. Ferrand fût le confident de cet amour et qu’il n’eût caché à Brigitte ni la demande de Jean, ni sa propre réponse. Cette entière sincérité du père vis-à-vis de sa fille avait ses dangers trop évidents. Elle tenait à la nature un peu exceptionnelle des rapports qui les unissait. Brigitte Ferrand était de la lignée d’Antigone, de cette « enfant du vieillard aveugle », la plus pure création du génie antique, qui joint à la féminilité du dévouement le plus attentif une vigueur d’intelligence presque masculine, — si tendre, pour asseoir sous les oliviers de Colone l’infortuné qu’elle guide, — si hardie, pour affirmer, devant un juge inique, l’existence de « ces lois non écrites, immuables, dont nul ne sait quand elles ont pris naissance ». Chargée, à quinze ans, de remplacer sa mère morte au foyer d’un père qu’elle admirait autant qu’elle l’aimait, Brigitte avait voulu devenir, pour cet homme supérieur, mieux qu’une ménagère, une compagne de pensée, bien humble, bien modeste, et qui l’aidât cependant à supporter la solitude du veuvage. Cela avait commencé par de tout petits services, comme de recopier les manuscrits du philosophe, comme de transcrire pour lui des extraits, comme de lui lire, le soir, à haute voix, et dans des revues spéciales, des articles dont le titre seul prenait, sur ces lèvres de jeune fille, de touchantes allures de paradoxe. L’hérédité aidant l’affection, elle était arrivée à comprendre,