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L’ÉTAPE

le point, vingt fois, de lui crier cet : « Hé bien ! oui ! » où se soulage la conscience du coupable, épuisé de lutter contre un soupçon trop juste. Cet aveu, elle ne pouvait pas le taire ainsi, dans la même phrase où elle allait dénoncer la hideuse vilenie de leur aîné. Et, si elle ne nommait pas Rumesnil, comment agir sur Jean qui avait dû refuser toute démarche à Antoine ? C’était la traduction que Julie donnait à l’amère parole de celui-ci : « Je ne te souhaite point d’avoir jamais besoin de sa pitié. » Elle ne savait pas que le faussaire avait menti à l’autre et prétendu avoir par devers lui ces cinq mille francs dont le chiffre lui tintait dans les oreilles, tandis qu’elle entrait dans la chambre de son frère cadet. Il était assis à sa table, le front sur sa main, un livre devant lui qu’il ne lisait pas. À la vue de sa sœur, il esquissa un geste d’étonnement. Elle, de son côté, elle demeurait interdite, incapable de parler, et ne pouvant pas supporter de se taire, la tête comme vidée par l’excès de l’émotion, avec ce « blanc » dans l’intelligence que connaissent bien tous ceux qui se sont trouvés, comme elle, engagés d’un coup, sans préparation, dans un entretien d’une tragique importance. Ils connaissent aussi cette soudaine poussée d’idées et de paroles, cette réaction spasmodique de la faculté agissante et pensante contre cette paralysie d’une minute, qui fit soudain que Julie imagina, là, sur place, ce qu’elle pouvait dire à Jean sans lui nommer Rumesnil.