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LES FRÈRES ET LA SŒUR

qu’elle avait, dans des heures de tentation mauvaise, appréhendé ce qu’elle appelait son pédantisme… Mais, si quelqu’un pouvait l’aider dans cet instant, c’était lui ! « Comment n’y ai-je pas songé plus tôt ? » se dit-elle. Elle venait de voir en esprit, à côté de son frère, ses deux amis, Rumesnil et Crémieu-Dax. Cet argent, qu’Antoine avait conçu l’horrible idée de devoir au premier, pourquoi Jean ne l’emprunterait-il pas au second ? Il le pouvait sans déshonneur, et avec la certitude d’avoir du temps pour acquitter cette dette. Elle même l’y aiderait. Dès cet hiver, elle chercherait des leçons, elle trouverait des travaux de traduction. Et puis, si l’événement qu’elle continuait à espérer contre toute espérance s’accomplissait, si elle épousait le père de l’enfant qu’elle portait dans son sein, alors elle n’aurait plus à rougir de demander à son mari ce qu’elle avait tant de honte à devoir à son amant…

La pauvre enfant n’eut pas plutôt conçu ce projet qu’elle l’exécuta, impulsivement, avec la rapidité que donne la sensation des moments comptés, de l’heure qui s’en va et qui emporte avec elle des occasions peut-être irremplaçables. Ce ne fut qu’en se trouvant en face de ce frère, son unique secours, qu’elle se rendit compte de l’impossibilité où elle était de lui parler de Rumesnil. Souvent, depuis ces dernières semaines, et la veille encore, elle avait lu dans les prunelles de Jean qu’il devinait son secret, avec une telle rébellion de son être intime qu’elle avait été sur