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L’ÉTAPE

prunelles du faussaire, et par l’accent qu’il eut pour répondre à cette imploration :

— « Tu oublies que Rumesnil a été avec moi au collège et que ce titre suffit pour autoriser une démarche comme il s’en fait tous les jours entre anciens camarades ? J’irai chez lui, je te le répète, lui demander cet argent demain. J’irai… À moins que tu n’aies à me donner, pour m’en empêcher, une raison absolument grave… Y en a-t-il une ? Réponds-moi par oui ou par non… »

— « Et quelle autre raison veux-tu qu’il y ait ?… » dit Julie. Son cœur s’était soudain refermé. Elle avait frémi d’avoir été sur le point de livrer son plus poignant secret à ce garçon si brutal de nature, et à qui la transe du danger donnait à ce moment une physionomie et une âme de bandit. Elle pressa ses petites mains crispées sur son visage, convulsivement, pour ramasser toute l’énergie dont elle était capable. Puis, regardant son frère de nouveau avec son mépris de tout à l’heure et reprenant cette même attitude si douloureuse de ses bras croisés, elle lui dit, en saccadant ses mots : « Tu as obtenu ce que tu voulais. C’est moi qui parlerai à Rumesnil. Honte pour honte, j’aime mieux celle-là. Elle est moins ignoble. Je lui écrirai pour un rendez-vous, et je ferai la demande… Et maintenant, va-t’en !… »

— « Pas avant de t’avoir remerciée, » répondit le jeune homme, qui s’avançait vers elle. « Ah ! Julie, tu me sauves !… »

— « Va-t’en ! » reprit-elle avec plus de force,