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LES FRÈRES ET LA SŒUR

résolution de son frère, elle avait eu peur en effet. Le sang-froid qu’elle avait l’énergie de garder depuis le début de ce cruel entretien commençait de l’abandonner. Elle venait de voir en imagination son amant recevant cette visite, et son regard quand ils se retrouveraient en face l’un de l’autre, elle et lui, elle qui n’avait pu encore trouver le courage de lui annoncer sa grossesse, tant l’arrière-fond de ces yeux clairs de Rumesnil, qui savaient être si doux et si durs tour à tour, lui causait parfois d’invincibles malaises. Elle répéta : « Tu ne feras pas cela !… » Puis, marchant sur lui et s’enfiévrant de ses propres paroles : « Après ce que tu m’as dit tout à l’heure, après ce que tu penses, c’est le dernier homme à qui tu puisses t’adresser, le dernier, le dernier !… » répéta-t-elle. « Mais tu le comprends bien, voyons ! Ce serait comme si je t’avais envoyé. Jamais il ne croirait que tu n’es pas d’accord, avec moi d’abord, avec Jean ensuite, amis comme ils sont. Moi, Jean, toi-même, tu nous déshonorerais tous ! Ma mère aussi et mon père aussi ! Comment lui persuaderas-tu que tu ne leur as pas parlé avant d’aller chez lui ? Tous, tous, tous déshonorés !… Ce qu’il y a déjà est pourtant assez !… » gémit-elle d’une voix profonde. Il y passait le frisson révolté de sa chair, cette chair où elle savait qu’elle portait un enfant de celui par qui son frère voulait se faire donner de l’argent. Une seconde, l’aveu fut sur le bord de sa bouche, qui ne le proféra pas. Elle en fut empêchée par l’éclair sans pitié qui brillait dans les