Page:Paul Bourget – L’étape.djvu/239

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
227
LES FRÈRES ET LA SŒUR

moî, bien entendu, que j ai perdu cet argent à la Bourse, par exemple, et que, si je ne l’ai pas versé demain, on me renvoie de mon bureau, cela suffira. Il ne te refusera pa ?… Tu le sais bien… »

À mesure qu’il parlait, il pouvait voir les traits de la jeune fille se contracter et une expression passer dans ses yeux, qu’il ne lui connaissait pas. Les sentiments que le nom de son amant, prononcé ainsi par ce frère implacable, soulevait en elle, étaient si forts que son cœur en battit jusque dans sa gorge, et, pour un instant, elle perdit la voix. Si habituée fût-elle à se dominer, depuis des mois qu’elle se cachait des siens à toute heure, elle ne put pas entièrement dissimuler ce signe d’un trouble trop extraordinaire pour n’être pas cruellement significatif. Elle eut pourtant le courage de répondre, avec une indifférence jouée, — mais l’accent altéré démentait les mots :

— « Et pourquoi à Rumesnil ? Pourquoi moi ? Pourquoi ne me refuserait-il pas ? Explique-toi, je te prie, autrement que par énigmes… »

— « Pourquoi ?.. » dit Antoine du ton impatient d’un homme qui a prétendu traiter d’une affaire délicate à demi-mot, et qui, rencontrant chez son interlocuteur un parti pris de ne pas comprendre, s’irrite et lui fait sentir la pointe. « Parce qu’il est en flirt avec toi et qu’il t’aime, tout simplement. N’essaie pas d’ergoter, je te prie. Votre petit manège crève les yeux. Tu trouves cela naturel, toi, s’il ne t’aimait pas, qu’il vienne faire des visites comme celle d’aujourd’hui, sous le pré-