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L’ÉTAPE

ment que l’adroit séducteur avait eu l’instinct de rendre presque insensible ? Pour elle non plus, les doctrines abstraites, par lesquelles son déraisonnable père prétendait remplacer l’efficace et vivante force de la foi religieuse, n’avaient pu être un élément suffisant de résistance morale. Et puis, elle avait lu trop de livres et au hasard. Trop de vagues aspirations soulevaient son être vers une existence un peu large, un peu comblée, où elle pût épanouir ses facultés. À quoi bon avoir goûté les poètes, appris l’histoire de l’art, connu la finesse de la pensée libre, si toute cette culture doit se résumer dans des préparations d’examens pour entrer à Sèvres, d’examens pour en sortir, et, avec cet horizon : l’aride et pauvre carrière d’un professeur femme dans un lycée de filles ! Julie était avec cela très indépendante, allant et venant seule, de la maison à ses cours et de ses cours à la maison, d’après les grands principes : le progrès moderne, l’égalité entre les sexes, l’admiration des Anglo-Saxons ! Son petit roman s’était précisé. Aux conversations rue Claude-Bernard avec le camarade de ses frères, et devant témoins, avaient succédé les conversations dans la rue, quelques mots seulement d’abord, au hasard de rencontres que Rumesnil, connaissant ses heures de sortie, avait rendues plus fréquentes. Ensuite était venu le tour des conversations plus longues, ensuite un échange de billets, presque insignifiants au début, et aussitôt plus tendres. Le machiavélique dessein qu’Antoine avait prêté si