Page:Paul Bourget – L’étape.djvu/218

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
206
L’ÉTAPE

dans la chambre de Jean. — Il avait osé parler de « mouchards » à son frère ! En réalité, c’était lui qui avait toujours eu cet instinct de l’espionnage, une des caractéristiques les plus indestructibles de la nature paysanne, quand elle reste brutale et sournoise. Il avait ainsi trouvé les initiales B. F. tracées des vingtaines de fois, distraitement, sur les pages du buvard dont se servait Jean. Il ne lui en avait pas fallu davantage pour conclure qu’en effet son frère aimait Mlle Ferrand. Dans les conversations de la table de famille, Joseph Monneron mentionnait souvent son ancien camarade d’École Normale, auquel il pensait sans cesse, avec un curieux mélange de respect et d’aversion, de défiance, et, il faut tout dire, de vague jalousie à cause de son indépendance d’argent. Presque toujours la femme du professeur formulait tout haut et grossièrement ce qui restait à demi inconscient dans son mari, et elle ajoutait une aigre parole : « Ah ! ce Ferrand ! Il n’a pas besoin de donner des leçons, lui, il est riche, pardi !,.. » ou encore : « Péchère ! Si tu avais eu de la fortune comme ce Ferrand, pauvre cher homme !… »

— « Tiens, » s’était dit Antoine, « cette sainte nitouche de Jean est en train de faire cette petite et sa dot… » Salissante interprétation, dont il venait de se servir contre les justes mépris de son frère, comme d’une arme trop sûre, car celui-ci ne répondit rien. Il esquissa un geste de pénible surprise, sa bouche s’ouvrit pour protester contre un injurieux soupçon. Puis, secouant sa tête, comme