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L’ÉTAPE

lier l’avait donc bouleversé lui-même ? Pourquoi ? Pourquoi, arrivé devant la maison au premier étage de laquelle était installée son Union, se tourna-t-il soudain vers son compagnon, avec des yeux ou celui-ci crut lire moins d’affection encore que de pitié ? Il lui avait pris la main et il lui disait :

— « Tu ne sais pas la joie que j’éprouve à t’avoir avec moi, ici, ce soir… Je t’aime beaucoup, Jean, beaucoup, beaucoup… » Et il ajouta, — mais n’était-ce pas pour mettre l’émotion trop forte dont il était évidemment possédé au service de son œuvre, comme c’était son instinct et sa méthode ? — « Nous te garderons, tu verras… »

— « Moi aussi, je t’aime beaucoup… » lui répondit Jean d’une voix étouffée. Ce serrement de main, à cette seconde, si chaud, si cordial, lui était à la fois bien doux et bien amer. Bien doux, parce qu’il lui prouvait que, malgré l’irréparable divorce intellectuel qui se préparait entre eux et que ce pénétrant Crémieu-Dax pressentait, quelque chose ne périrait pas de leur commune jeunesse, ce vivant noyau de leur première amitié. La vie pouvait n’en rien laisser subsister qu’un débris saignant, mais qu’elle n’écraserait pas tout entier. Bien amer, parce que ce mouvement si vif de son ami impliquait une cause qui ne pouvait pas être cette visite au petit restaurant. Pour que ce fanatique d’idées abstraites eût eu cette effusion à l’égard de Jean, il fallait qu’il le plaignit profondément, et de quoi ? Ce n’était pas