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L’ÉTAPE

j’aime qu’un plat ait du succès. Le cuisinier les choisit, autant qu’il peut, pour que les camarades trouvent ici ce qu’ils n’auraient pas ailleurs. Dire qu’avec un restaurant comme le nôtre toutes les cinq ou six rues, nous aurions guéri cette grande plaie de l’alcoolisme ! Tu ne nieras pas pour le coup que ce ne soit un progrès ?… »

Ce fut sa dernière allusion à la phrase de scepticisme qu’il avait reprochée à Jean si vivement. Celui-ci ne put s’empêcher de comparer cette joie optimiste à l’accès de misanthropie que lui-même avait éprouvé cet après-midi devant les assommoirs du faubourg Saint-Marcel. Il regarda autour de lui, comme pour chercher des motifs de s’associer aux impressions de son ami. Hélas ! Les physionomies des ouvriers qui mangeaient, en l’arrosant de boissons hygiéniques, la cuisine saine dont Crémieu-Dax était si heureux, ravivèrent en lui ce sentiment accablé de l’« à quoi bon « ? Oui. Comment aurait-il pu s’unir à l’allégresse de l’utopiste, quand il constatait que tous ces ouvriers, si évidemment honnêtes, — comme le prouvait leur effort de sobriété, — si désireux de se perfectionner, — comme le prouvait leur effort de culture, — avaient des yeux plus inquiets et plus sombres encore que les autres, des traits plus tendus et plus durs, un mécontentement plus âpre et plus amer sur leur front et autour de leur bouche. Pas un de ces visages, tout pétris de réflexion et de volonté, n’était ni apaisé, ni heureux. Jean Monneron en connaissait la cause. Ses