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L’ÉTAPE

pour son ami un de ces élans d’affection admirative, comme il n’en avait plus eu pour lui depuis bien longtemps. Il eût ressenti, même dans sa détresse, un vrai chagrin, si, poussant la porte qui donnait accès dans la petite salle basse, il ne l’avait pas aperçu assis à sa table accoutumée, près de l’entrée, de manière à ne manquer aucun de ceux qui venaient. Quoique le restaurant fût public, la rigueur de son règlement sur le chapitre de l’alcool en éloignait les passants. Il n’était guère fréquenté que par des habitués, qui étaient aussi des membres assidus de l’Union. Crémieu-Dax les connaissait tous et avec tous il échangeait un mot, qui portait uniquement sur leurs lectures. Il s’interdisait, par principe, dans son apostolat, toute charité qui ne fût pas intellectuelle. « Il n’y a dans l’U. T. ni riches ni pauvres, » répétait-il souvent, « il n’y a que des consciences. » Jean Monneron, à la minute même où il pénétrait dans le restaurant, put le voir qui déchirait d’un bloc-notes portatif une feuille sur laquelle il venait d’écrire. Il la remettait à un homme en cheveux gris, pauvrement mais proprement vêtu.

— « Ah ! te voilà, » dit-il à Jean avec une visible froideur.

Puis, tandis que l’ouvrier s’éloignait :

— « C’est un métreur-plombier qui m’a demandé une liste de livres à lire. Je voulais lui indiquer des romans pour commencer, les Misérables, Résurrection. « Non, » m’a-t-il répondu, « donnez-moi de la science. On m’a trop menti.