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L’ÉTAPE

L’image de ce garçon si riche, mangeant, par dévotion à set idées, un repas d’ascète, dans un décor de pauvreté, avait soudain fait point fixe dans la pensée tourmentée de Jean Monneron… Se hâter vers ce coin de salle où le fondateur de l’Union Tolstoï donnait, par sa seule présence, cette humble, mais forte leçon de sincérité socialiste, c’était, pour l’amoureux de la pieuse Brigitte Ferrand, fuir tout ce qu’il avait fui durant toute cette dure journée, et s’en aller loin, plus loin encore de celle qu’il se défendait d’épouser. C’était essayer d’échapper au prestige du maître de la rue de Tournon et courir vers une autre influence. Il l’avait presque entièrement secouée depuis ces six mois, cette autre influence, après l’avoir acceptée jadis, d’abord avec enthousiasme, puis avec résistance. Dès le collège, — ils avaient fraternisé sur les bancs de la seconde et dans leur quinzième année, — Salomon Crémieu-Dax avait commencé d’exercer sur son camarade l’hypnotisme d’un caractère ferme et logique sur une volonté mouvante et incertaine. Cet ascendant avait été absolu jusqu’à leur entrée dans la classe de philosophie, où l’enseignement de M. Ferrand avait révélé à Jean des besoins de sa propre âme qu’il ne connaissait pas. Les deux tendances contradictoires qui rendaient sa nature si incohérente : le sentiment traditionnel, hérité de ses aïeux paysans, et la passion révolutionnaire, communiquée par son père, s’étaient trouvées incarnées ainsi dans ces deux personnalités