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L’ÉTAPE

guère que de nerveuses et de surmenées ; d’autres lois et si souvent, de vulgaires ; et, plus souvent encore, de dégradées. C’étaient surtout les pères et les mères qu’il regardait avec une émotion intense, ceux et celles qui passaient, traînant un enfant par la main, portant l’autre au bras. Les admirables vertus de bonne volonté que représente l’acceptation des charges familiales dans les classes laborieuses, l’attendrissaient d’une pitié voisine des larmes, « À quoi bon ? » se répétait-il, en assimilant par la pensée ces braves gens à son père, et tout près de les traiter, comme ce père, de dupes sociales, tant son impression d’une radicale insuffisance de la vie française contemporaine lui faisait sentir l’inutilité de tout effort vers la durée pour qui naissait dans cette médiocre et sénile démocratie. Au contraire, devant les cabarets où les alcooliques crapulaient avec de l’absinthe au rabais et d’ignobles gueuses, il était tenté, lui qui s’était associé aux fondateurs de l’Union Tolstoï pour ouvrir un restaurant de tempérance, de se dire : « Ceux-là sont dans le vrai, » et les bas paradoxes de son frère Antoine lui revenaient à la mémoire. Une perception presque physique d’un universel désarroi l’envahissait, l’accablait. Même dans cet âge de forces gâchées, de tentatives incertaines, il y avait pourtant des existences pleines et complètes, nobles et équilibrées, riches de passé tout ensemble et d’avenir. Celle de M. Ferrand en était une. À quoi bon toujours, puisque lui, Jean Monneron, ne pouvait