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L’ÉTAPE

et il lisait dans un minuscule volume qui était l’Eschyle de l’édition Boissonade. Il avait à la portée de la main, sur sa table bien rangée, — l’ordre personnel était une des vertus de cette nature ascétique, — les quelques ouvrages qu’il feuilletait le plus volontiers. Leur énumération achèvera de définir cet esprit disparate de visionnaire déraisonnable et de délicat lettré. C’était ledit Eschyle et le Sophocle de la même collection, un Virgile, et, à côté, le Contrat social de Rousseau, la Justice dans la Révolution et dans l’Église de Proudhon, les Châtiments d’Hugo, et, — contraste suprême à ces trois monuments de la folie révolutionnaire, parmi les auteurs du dix-septième siècle, les Caractères de la Bruyère !

— « C’est toi, Jean ? » dit-il à son fils, en relevant la tête, et il montra un visage comme transfiguré où n’apparaissait plus ni le fanatisme de la discussion du déjeuner, ni la tristesse accablée d’après, quand Antoine lui avait si brutalement répondu. C’était l’artiste littéraire, — car goûter certaines beautés d’art avec une certaine qualité d’enthousiasme, c’est s’égaler à un créateur ; — oui, c’était l’artiste, mutilé, écrasé par la vie, empêché d’écrire, de se révéler, de se réaliser, mais indestructible, mais toujours capable du sublime alibi du rêve, qui souriait dans ces yeux nettoyés de leurs soucis et sur ces lèvres heureuses. « Tu vois. J’ai profité de ce jour de congé pour reprendre l’Orestie. Je viens de la commencer et je compte y passer