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L’ÉTAPE

— « Elle est extrêmement jolie, » dit-il seulement, a Qui est-ce ?… »

— « Ça, c’est mon secret, » répondit Antoine, qui remit le portrait dans le portefeuille. Il rit d’un rire audacieux qui montra ses claires dents blanches sous sa moustache noire, et il commença de lisser son chapeau de haute forme, avec une brosse légère, en soufflant doucement sur la soie. Son profil félin s’éclairait à cette seconde d’une telle lueur de contentement, cette demi-confidence, chez un être aussi fermé, aussi boutonné qu’il l’était d’ordinaire, annonçait une telle ivresse intérieure, qu’instinctivement Jean profita de cette trop rare occasion pour l’interroger sur le soupçon qui lui tenait au cœur, non plus comme une menace de demain, mais d’aujourd’hui, et, au moment où l’autre passait son pardessus, il lui dit :

— « Je regrette bien que tu t’en ailles. J’aurais tant besoin de causer avec toi très à fond de quelque chose… »

— « Et de quoi ? » demanda Antoine, dont les yeux, tout à l’heure si ouverts, se voilèrent soudain d’une ombre.

— « De Julie,… » répondit Jean, et il ajouta, en fixant son frère : « Tu n’as pas remarqué que Rumesnil lui fait la cour ? »

— « Ça, c’est son secret à elle, mon cher garçon, » répondit l’autre. Un sourire imperceptible effleura sa bouche, et l’ombre s’en alla de ses prunelles, comme s’il eût redouté une autre question, sur ses dépenses sans doute et