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ÉCRITES DE FRANCE ET D’ITALIE.
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heureuse qu’à Paris. Elle serait certainement pour nous trois aussi heureuse qu’elle peut l’être si nous étions réunis ; mais il faut s’en interdire jusqu’à l’idée. Cependant, voici comment j’imagine que nous pourrons du moins nous voir pour quelque temps : l’examen sera indubitablement avancé, et peut-être plus qu’on ne croit ; il est possible que tout soit terminé dans cinq ou six semaines ; alors il dépendra de moi d’aller à Paris ; j’irai vous trouver ; je demanderai à être envoyé vers L’Espagne (je l’obtiendrai selon toute apparence J ; et vos arrangements étant pris, nous partirons ensemble pour la Touraine, d’où je me rendrai, au temps prescrit, à mon régiment. Il se présente une autre manière de nous réunir, toujours dans la supposition que je serai employé sur la frontière d’Espagne : vous pouvez vous rendre la première en Touraine, et moi m’y rendre d’ici. De quelque manière que les choses tournent, il me devient nécessaire de vous embrasser l’un et l’autre avant la campagne, et j’espère que j’en viendrai à bout ; mais il faut bien vous garder de venir à Châlons, où je ne pourrais passer avec vous qu’une très-petite partie de la journée, sans parler des autres inconvénients, qui sont sans nombre.

La tristesse de votre âme ne me surprend pas ; il.n’est personne, je crois, qui pût supporter la solitude où vous vous trouvez, jointe à une mauvaise santé. Le séjour de Paris ne conviendrait guère plus à mon père qu’à vous. J’espère être dans peu à portée de raisonner avec vous deux de tout cela. Vous savez bien que ma plus grande joie est de rencontrer des occasions de pouvoir vous procurer quelque consolation, et de répandre quelque agrément sur votre vie.


[L’époque de l’examen approchant, Courier se mit au travail, mais le temps lui manqua. Lorsque M. Delaplace en vint aux questions d’hydrostatique, il lui répondit naïvement : Monsieur, je ne sais rien sur cette matière, mais si vous m’accordez quelques jours je m’en informerai. Ce peu de temps passé, il se présenta de nouveau, et donna à l’examinateur une si haute idée de son intelligence qu’il en obtint d’être classé avantageusement parmi les autres élèves. Nommé lieutenant à la date du 1er juin 1793, il vint d’abord pour embrasser ses parents, et se rendit ensuite à Thionville, où sa compagnie tenait garnison.

Au mois d’août de 1792, M. Courier subit un premier examen à la suite duquel il fut admis en


qualité d’élève sous-lieutenant d’artillerie, à la date du 1er septembre.

Mais l’extrême agitation qui régnait alors à Châlons par l’effet de la présence de l’armée du roi de Prusse dans le voisinage, avait interrompu le cours des études ; les élèves étaient employés à la garde des portes de la ville, où on avait placé quelques pièces de canon. Ce ne fut donc qu’au mois d’octobre et après la retraite des ennemis que l’école reprit son régime habituel.

M. Courier ne s’y distingua pas par son application : les auteurs grecs avaient repris sur lui tout leur empire, et les mathématiques étaient abandonnées ; la discipline de l’école paraissait d’ailleurs fort dure à un jeune homme vif et passionné, qui jusque-là avait joui d’une liberté presque entière, et n’avait même jamais été renfermé dans un collège. Aussi lui arriva-t-il souvent d’oublier le soir l’heure à laquelle les portes de l’école se fermaient, et d’y rentrer en grimpant par-dessus les murs.]

A SA MÈRE,
A PARIS.
Thionville, le 10 septembre 1793.

Toutes vos lettres me font plaisir et beaucoup, mais non pas toutes autant que la dernière, parce qu’elles ne sont pas toutes aussi longues, et parce que vous m’y racontez en détail votre vie et ce que vous faites. C’est une vraie pâture pour moi que ces petites narrations dans lesquelles il ne peut guère arriver que je n’entre pour beaucoup. Il n’y a aucune apparence qu’on nous tire d’ici cette année ni peut-être la suivante, en sorte que je n’en partirai que quand je me trouverai lieutenant en premier ; car il me faudra peut-être passer dans une autre compagnie. Ce qu’à Dieu ne plaise.

Mon camarade est employé à Metz aux ouvrages de l’arsenal. Il m’a quitté ce matin, et son absence, qui cependant ne saurait être longue, me donne tant de goût pour la solitude, que je suis déjà tenté de me chercher un logement particulier. Mon travail souffre un peu de notre société, et c’est le seul motif qui puisse m’engager à la rompre ; car du reste je me suis fait une étude et un mérite de supporter en lui une humeur fort inégale, qui, avant moi, a lassé tous ses autres camarades. J’ai fait presque comme Socrate, qui avait pris une femme acariâtre pour s’exercer à la patience, pratique assurément fort salutaire, et dont j’avais moins besoin que bien des gens ne le croient, moins que je ne l’ai cru