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nous reviendrait naturellement si nous étions au-dessous ? telle chose jamais n’arrive, jamais n’est arrivée. Tout s’écoule, s’en va toujours de nous à lui : donc il y a une pente ; donc nous sommes en haut, M. Decazes en bas, conséquence bien claire ; et la cour est un trou, non un sommet, comme il paraît aux yeux du stupide vulgaire.

Ne sait-on pas d’ailleurs que c’est un lieu fangeux, où la vertu respire un air empoisonné, comme dit le poëte, et aussi ne demeure guère. Ce qui s’y passe est connu ; on y dispute des prix de différentes sortes et valeurs dont le total s’élève chaque année à plus de huit cents millions. Voilà de quoi exciter l’émulation sans doute ; et l’objet de ces prix anciennement fondés, depuis peu renouvelés, accrus, multipliés par Napoléon le Grand, c’est de favoriser et de récompenser avec une royale munificence toute espèce de vice, tout genre de corruption. Il y en a pour le mensonge et toutes ses subdivisions, comme flatterie, fourberie, calomnie, imposture, hypocrisie, et le reste. Il y en a pour la bassesse beaucoup et de fort considérables, non moins pour la sottise, l’ineptie, l’ignorance ; d’autres pour l’adultère et la prostitution, les plus enviés de tous, dont un seul fait souvent la grandeur d’une famille. Mais pour ceux-là, ce sont les femmes qui concourent ; on couronne les maris ; du reste, point de faveur, de préférence injuste ; la palme est au plus vil, l’honneur au plus rampant, sans distinction de naissance ; ainsi le veut la Charte, et le roi l’a jurée. C’est un droit garanti par la constitution, acheté de tout le sang de la révolution ; le vilain peut prétendre à vivre et s’enrichir comme le gentilhomme sans industrie, talents, mœurs ni probité, dont la noblesse enrage, et sur cela réclame ses antiques privilèges.

Tout le monde cependant use du droit acquis, comme si on craignait de n’en pas jouir longtemps. Chacun se lance ; non : à la cour, on se glisse, on s’insinue, on se pousse. Il n’est fils de bonne mère qui n’abandonne tout pour être présenté, faire sa révérence avec l’espoir fondé, si elle est agréée, d’emporter pied ou aile, comme on dit, du budget, et d’avoir part aux grâces. Les grâces à la cour pleuvent soir et matin ; et une fois admis, il faudrait être bien brouillé avec le sort, avoir bien peu de souplesse, ou une femme bien sotte, pour ne rien attraper, lorsqu’on est alerte, à l’épreuve des dégoûts, et qu’on ne se rebute pas. Sans humeur, sans honneur ; c’est le mot, la devise : Quiconque ne sait pas digérer un affront…

Alerte, il le faut être. Bien des gens croient la cour un pays de fainéants, où, dès qu’on a mis le pied, la fortune vous cherche, les biens viennent en dormant ; erreur. Les courtisans, il est vrai, ne font rien ; nulle œuvre, nulle besogne qui paraisse. Toutefois, les forçats ont moins de peine, et le comte de Sainte-Hélène dit que les galères, au prix, sont un lieu de repos. Le laboureur, l’artisan, qui chaque soir prend somme, et répare la nuit les fatigues du jour, voilà de vrais paresseux. Le courtisan jamais ne dort, et l’on a calculé mathématiquement que la moitié des soins perdus dans les antichambres, la moitié des travaux, des efforts, de la constance, nécessaires pour seulement parler à un sot en place, suffirait, employée à des objets utiles, pour décupler en France les produits de l’industrie, et porter tous les arts à un point de perfection dont on n’a nulle idée.

Mais la patience surtout, la patience aux gens de cour, est ce qu’est aux fidèles la charité, tient lieu de tout autre mérite. Monseigneur, j’attendrai, dit l’abbé de Bernis au ministre qui lui criait : Vous n’aurez rien, et le chassait, le poussait dehors par les épaules. J’en sais qui sur cela eussent pris leur parti, cherché quelque moyen de se passer de monseigneur, de vivre par eux-mêmes, comme le cocher de fiacre : La cour me blâme, je m’en… ; c’est-à-dire : je travaillerai. Ignoble mot, langage de roturier né pour toujours l’être. Le gentilhomme de Louis XVI, noble de race, dit j’attendrai. Le gentilhomme de Bonaparte, noble par grâce, dit j’attendrons. Et tous deux se prennent la main, s’embrassent, amis de cour !

LETTRE IX.

Véretz, 10 mars 1820.
Monsieur,

C’est l’imprimerie qui met le monde à mal. C’est la lettre moulée qui fait qu’on assassine depuis la création ; et Caïn lisait les journaux dans le paradis terrestre. Il n’en faut point douter ; les ministres le disent ; les ministres ne mentent pas, à la tribune surtout.

Que maudit soit l’auteur de cette damnable invention, et avec lui ceux qui en ont perpétué l’usage, ou qui jamais apprirent aux hommes à se communiquer leurs pensées ! pour telles gens l’enfer n’a point de chaudières assez bouillantes. Mais remarquez, Monsieur, le progrès toujours croissant de perversité. Dans l’état de nature célébré par Jean-Jacques avec tant de raison, l’homme, exempt de tout vice et de la corruption