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Ce qui fait aussi que le peuple croît, c’est qu’en tout on vit mieux à présent qu’autrefois. On est nourri, vêtu, logé bien mieux qu’on ne l’était, et les mœurs s’améliorent avec le vivre physique. Moins de célibataires, moins de vices, moins de débauches. Nous n’avons plus de couvents : détestable sottise qui se pratiquait jadis, de tenir ensemble enfermés, contre tout ordre de nature, des mâles sans femelles, et des femelles sans mâles, dans l’oisiveté du cloître, où fermentait une corruption qui, se répandant au dehors, de proche en proche, infectait tout. Dieu sans doute ne permettra pas que ceux qui, chez nous, veulent rétablir de pareils lieux d’impureté, réussissent dans leurs desseins. Nos péchés, quelque grands qu’ils soient, n’ont pas mérité ce châtiment ; notre orgueil cette humiliation ; Il en faut convenir pourtant ; ce serait une chose curieuse à voir parmi le peuple actif, laborieux, dont chaque jour l’industrie augmente, les travaux se multiplient, et dont par conséquent la morale s’épure, car l’un suit l’autre ; ce serait un bizarre contraste, qu’au milieu d’un tel peuple une société de gens faisant vœu publiquement de fainéantise et de mendicité, si l’on ne veut dire encore et d’impudicité.

Parmi les causes d’accroissement de la population, il ne faut pas compter pour peu le repos de Napoléon. Depuis que ce grand homme est là où son rare génie l’a conduit, s’il eût continué de l’exercer, trois millions de jeunes gens seraient morts pour sa gloire, qui ont femmes et enfants maintenant ; un million serait sous les armes, sans femme, corrompant celles des autres. Il est donc force, en toute façon, que le peuple croisse : ainsi fait-il, ayant repos, biens et chevances, peu de soldats et point de moines.

À présent je dis, le peuple paye, et nul ne me contredira. Si ce n’est là, Monsieur, ce que vous avez écrit, c’est ce qu’il fallait écrire, pour n’avoir point de dispute. Le peuple prie, est une thèse un peu sujette à examen. Le peuple paye, est un axiome de tout temps, de tout pays, de tout gouvernement. Mais le peuple français sur ce point se distingue entre tous, et se pique de payer largement, d’entretenir magnifiquement ceux qui prennent soin de ses affaires, de quelque nation, condition, mérite ou qualité qu’ils soient ; aussi n’en manque-t-il jamais. Quand tous ses gouvernants s’en allèrent un jour, croyant lui faire pièce et le laisser en peine, d’autres se présentèrent qu’on ne demandait pas, et s’impatronisèrent ; puis les premiers revenant comme on y pensait le moins (avec quelques voisins), grand conflit, grand débat, que le peuple accommoda en les payant tous, et tous ceux qui s’étaient mêlés de l’affaire ; tant il est de bonne nature ; peuple charmant, léger, volage, muable, variable, changeant, mais toujours payant. Qui l’a dit ? Je ne sais, Bonaparte ou quelque autre : le peuple est fait pour payer ; et lisez là-dessus, si vous en êtes curieux, un chapitre du testament de ce grand cardinal de Richelieu, dans lequel il examine, en profond politique et en homme d’État, cette importante question : Jusqu’à quel point on doit permettre que le peuple soit à son aise. Trop d’aise le rend insolent ; il faut le faire payer pour lui ôter ce trop d’aise. Trop peu l’empêche de payer ; il faut lui laisser quelque chose, comme aux abeilles on laisse du miel et de la cire. Il lui faut même encore, sans quoi il ne travaillerait, n’amasserait, ni ne payerait, un peu de liberté. Mais combien ? c’est là le point. M. Decazes nous le dira. En attendant nous lui payons, bon an mal an, neuf cents millions ; et s’il payait comme nous tout ce qu’on lui demande, il aurait bien moins de querelles.

À vrai dire aussi, on le chicane sur l’emploi de ces neuf cents millions. Le meilleur usage qu’il en pût faire, ce serait, selon moi, de les jouer au biribi, ou d’en entretenir des nymphes d’Opéra, à l’insu de madame la comtesse. Cela serait tout à fait dans le bel air de la cour, et vaudrait mieux pour nous que de le voir donner notre argent à des soldats qui communient et nous suicident dans les rues, qui escortent la procession et nous coupent le nez en passant ; à des juges qui appliquent la loi si rudement aux uns, si doucement aux autres ; à des prêtres qui ne nous enterrent que quand nous mourons à leur guise et en restituant. Il arriverait que bientôt, ne comptant plus sur ces gens-là, nous essayerions de nous en passer, de nous garder, de nous juger, de nous enterrer les uns les autres, et, en un besoin, de nous défendre nous-mêmes sans soldat ; seul moyen, ce dit-on, d’être bien défendus, et tout en irait mieux. La cour passerait le temps gaiement, sans s’embarrasser de contenter les puissances étrangères. Voilà le conseil que je donne à M. Decazes, par la voie de votre journal. Mais M. Decazes ne vous lit point ; il travaille avec Mademoiselle.

Au reste, il est bien vrai, Monsieur, et vous avez raison de le dire, que nous sommes un peuple religieux, et plus que jamais aujourd’hui. Nous gardons les commandements de Dieu bien mieux