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LETTRES

Voilà ce que me dit mon voisin. Mais, moi, tous ces discours me persuadent peu. Je ne suis pas né d’hier, et j’ai mes souvenirs. J’ai vu les grandes terres, les riches abbayes ; c’était le temps des bonnes œuvres. J’ai vu mille pauvres recevoir mille écuelles de soupe à la porte de Marmoutiers. Le couvent et les terres vendues, je n’ai plus vu ni écuelles, ni soupes, ni pauvres, pendant quelques années, jusqu’au règne brillant de l’empereur et roi, qui remit en honneur toute espèce de mendicité. J’ai vu jadis, j’ai vu madame la duchesse, marraine de nos cloches, le jour de Sainte-Andoche, donner à la fabrique cinquante louis en or, et dix écus aux pauvres. Les pauvres ont acheté ses terres et son château, et ne donnent rien à personne. Chaque jour la charité s’éteint, depuis qu’on songe à travailler, et se perdra enfin, si la Sainte-Alliance n’y met ordre.

LETTRE VI.

Véretz, 30 novembre 1819.
Monsieur,

Il faut mettre de l’encre et tirer avec soin. Dites cela, je vous prie, de ma part à votre imprimeur, s’il a quelque envie que ses feuilles sortent lisibles de la presse. Je déchiffre à peine la moitié d’un de vos paragraphes du 22, dans lequel je vois bien pourtant que vous louez les Français comme un peuple rempli de sentiments chrétiens, et faites un juste éloge de notre dévotion, bonne conduite, soumission aux pasteurs de l’Église. Nous vous en sommes bien obligés ; cela est généreux à vous, dans un moment où tant de gens nous traitent de mauvais sujets, et appellent pour nous corriger les puissances étrangères. Votre dessein, si je ne me trompe, est de faire voir que nous pouvons nous passer de missions, et que, chez nous, les bons pères prêchent des convertis. Vous dites d’abord excellemment : La religion est honorée ; puis vous ajoutez quelque chose que j’eusse voulu pouvoir lire, car la matière m’intéresse. Mais, dans mon exemplaire, je distingue seulement ces lettres l. p..p.e cro.t .t p..e ; là-dessus, quoi que nous ayons pu faire, moi et tous mes amis, à grand renfort de besicles, comme dit maître François, nous sommes encore à deviner si vous avez écrit en style d’Atala, le peuple croit et prie, ou moins poétiquement, le peuple croît (circonflexe) et paye. Voilà sur quoi nous disputons, moi et ces messieurs, depuis deux jours. Ils soutiennent la première leçon ; je défends la seconde, sans me fâcher néanmoins, car mon opinion est probable ; mais, comme disent les jésuites, le contraire est probable aussi.

Mes raisons cependant sont bien bonnes. Mais je veux premièrement vous dire celles de mes adversaires, sans vous en rien dissimuler ni rien diminuer de leur force. Le peuple croit, disent-ils, cela est évident. Il croit qu’on songe à tenir ce qu’on lui a promis ; que tout à l’heure on va exécuter la Charte, et il prie qu’on se hâte, parce qu’il se souvient de la poule au pot qu’on lui promit jadis, et qui lui fut ravie par un de ces tours que l’agneau enseigne à ceux de la société (belle expression du père Garasse). Or, le peuple, en même temps qu’on lui présente la Charte, aperçoit dans un coin la société de l’agneau, et cela l’inquiète.

Il croit que ses mandataires vont faire ses affaires. Il croit bien d’autres choses, car il est fort crédule. Il prie les gouvernants de l’épargner un peu, et il croit qu’on l’écoute. En un mot, le peuple est toujours priant et croyant. Croire et prier, c’est son état, sa façon d’être de tout temps ; et le journaliste, homme d’esprit, ne peut avoir eu d’autre idée. C’est ainsi qu’ils expliquent et commentent ce passage. Doctement !

Mais je dis : Le peuple croît (avec un accent circonflexe). Il croît à vue d’œil, comme le fils de Garguantua, et paye. Ce sont deux vérités que le journaliste, en ce peu de mots, a heureusement exprimées. Le peuple croît et multiplie ; se peut-il autrement ? tout le monde se marie. Les jeunes gens prennent femme dès qu’ils pensent savoir ce que c’est qu’une femme. Peu font vœu de chasteté, parce qu’un pareil vœu sent le libertinage ; ou plutôt, on sait aujourd’hui qu’il n’y a de chasteté que dans le mariage. Aussi les filles n’attendent guère. Autrefois, dans ce pays, une mariée de village avait rarement moins de trente ou trente-cinq ans. À cet âge, maintenant, elles sont toutes grand’mères, et fort éloignées de s’en plaindre. On ne craint plus d’avoir des enfants, depuis qu’on a de quoi les élever, et même de quoi les racheter quand le gouvernement s’en empare. Chaque paysan presque possède ce que nous appelons goulée de benace, un ou deux arpents de terre en huit ou dix morceaux qui, labourés, retournés, travaillés sans relâche, font vivre la famille. C’est un grand mal que cela. Mais on y va remédier. On va recomposer les grandes propriétés pour les gens qui ne veulent rien faire. La terre alors se reposera. Chaque gentilhomme ou chanoine aura, pour sa part, mille arpents, à charge de dormir, et s’il ronfle, le double.