Page:Paul-Louis Courier - Oeuvres complètes - I.djvu/19

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
3
DE PAUL-LOUIS COURIER.

près, et toutefois il reste ou l’éducation et les événements l’ont placé. Le bruit d’un camp, les allées et venues, décorées du nom de marches savantes, lui paraissent convenir autant que le tapage d’une ville à la rêverie, à l’observation, à l’étude sans suite et sans travail de quelques livres, faciles à transporter, faciles à remplacer. Le danger est de plus ; mais il ne le fuit ni ne le cherche. Il y va pour savoir ce que c’est et pour avoir le droit de se moquer des braves qui ne sont que braves. On s’avance autour de lui ; on fait parler de soi ; on se couvre de gloire ; on s’enrichit de pillage ; pour lui, les rapports des généraux, le tableau d’avancement, l’ordre du jour de l’armée, ne sont que mensonges et cabales d’état-major : il se charge souvent des plus mauvaises commissions, sans trouver moyen de s’y distinguer, comme si c’était science qu’il ignore ; et quant à son lot de vainqueur, il le trouve à voir et revoir les monuments des arts et de la civilisation du peuple vaincu. Encore est-ce à l’insu de tout le monde qu’il est érudit, qu’il se connaît en inscriptions, en manuscrits, en langues anciennes ; il est aussi peu propre à faire un héros de bulletin qu’un savant à la suite des armées, pensionné pour estimer les dépouilles ennemies, et retrouver ce qui n’est pas perdu. Quinze années de sa vie sont employées ainsi, et au bout de ce temps les premières pages qu’il livre au public révèlent un écrivain tel que la France n’en avait pas eu depuis Pascal et la Fontaine. Assurément ce n’était pas trop de dire que cette carrière militaire a été unique en son genre pendant les longues guerres de notre révolution.

Sans doute, avec de l’instruction et du caractère, il fallait bien peu ambitionner l’avancement pour n’en pas obtenir un très-rapide, lorsque Courier arriva, en 1793, à l’armée du Rhin. C’était le fort de la révolution, et il suffisait d’être jeune et de montrer de l’enthousiasme pour être porté aux plus hauts grades. Hoche, général d’armée, âgé de vingt-trois ans, et commandant sur le Rhin, avait un chef d’état-major de dix-huit ans[1], et était entouré de colonels et de chefs de brigade qui n’en avaient pas vingt. Il en était de même sur toute la frontière. Courier, qui servit jusqu’en 1795 aux deux armées du Rhin et de Rhin-et-Moselle, n’eut point le feu républicain que les commissaires de la Convention récompensaient avec tant de libéralité. Il n’éprouva probablement pas non plus pour les proconsuls le dévouement et l’admiration qu’ils inspiraient à de jeunes militaires plus ardents et moins instruits que lui. Se laissant employer, et s’offrant peu aux occasions, il passait le meilleur de son temps à bouquiner dans les abbayes et les vieux châteaux des deux rives du Rhin. Les lettres qu’il écrivait alors à sa mère sont, comme toutes celles de l’époque, retenues mystérieuses, faisant à peine allusion aux affaires ; un sentiment triste et peu confiant dans l’avenir y domine. Mais à la manière dont le jeune officier d’artillerie parle de ses études et de ses livres, on voit déjà sa carrière et ses systèmes d’écrivain tout à fait tracés : « J’aime, dit-il, à relire les livres que j’ai déjà lus nombre de fois, et par là j’acquiers « une érudition moins étendue, mais plus solide. Je n’aurai jamais une grande connaissance de l’histoire, qui exige bien plus de lectures ; mais j’y gagnerai autre chose, qui vaut mieux, selon moi. »

C’est ainsi que Courier a étudié toute sa vie ; tel a été aussi presque invariablement son peu de goût pour l’histoire. Il ne l’a jamais lue pour le fond des événements, mais pour les ornements dont les grands écrivains de l’antiquité l’ont parée. Bonaparte, tout jeune, avait deviné la politique et la guerre dans Plutarque. Courier, lieutenant d’artillerie, faisait ses délices du même historien ; mais il le prenait comme artiste, comme ingénieux conteur. La vie d’Annibal ne le ravissait que comme Peau d’Ane conté eût charmé la Fontaine. Il a toujours persisté dans cette préférence qui semble d’un esprit peu étendu, et cependant, en s’abandonnant à elle, il a su de l’histoire tout ce qu’il lui en fallait pour être un écrivain politique de premier ordre ; Il a beaucoup cité, beaucoup pris en témoignage l’histoire de tous les temps, et toujours avec un sens qui n’appartenait qu’à lui, avec une raison, une force, une sûreté d’applications toujours accablantes pour les puissances qu’il voulait abattre.

En 1795, on voit Courier, toujours officier subalterne dans l’artillerie, quitter subitement l’armée devant Mayence, et rentrer en France sans autorisation du gouvernement. La misère, les privations, les travaux sans compensation de gloire et de succès à ce blocus de Mayence, sont peut-être la plus rude épreuve qu’aient eue à subir nos armées républicaines : le maréchal Gouvion Saint-Cyr en fait dans ses Mémoires une peinture lamentable. A propos de cette campagne, Courier a depuis écrit : « J’y pensai geler, et jamais je ne fus si près d’une cristallisation complète. » Mais il paraît qu’il eut pour abandonner son poste un motif plus excusable que la crainte d’être surpris par le froid dans la tranchée et cristallisé. Son père venait de mourir, et la nécessité toute filiale de voler auprès de sa mère malade et désespérée, lui avait fait oublier le devoir qui l’attachait à ses canons. A la suite de cette es-

  1. Voir les Mémoires récemment publiés par le maréchal Gouvion Saint-Cyr.