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ARTICLE I.

s’est peut-être jamais affligé de n’avoir pas trois yeux, mais on est inconsolable de n’en point avoir.

5.

Nous avons une si grande idée de l’âme de l’homme, que nous ne pouvons souffrir d’en être méprisés, et de n’être pas dans l’estime d’une âme ; et toute la félicité des hommes consiste dans cette estime.


La plus grande bassesse[1] de l’homme est la recherche de la gloire, mais c’est cela même qui est la plus grande marque de son excellence ; car, quelque possession qu’il ait sur la terre, quelque santé et commodité essentielle qu’il ait, il n’est pas satisfait s’il n’est dans l’estime des hommes. Il estime si grande la raison de l’homme, que, quelque avantage qu’il ait sur la terre, s’il n’est placé[2] avantageusement aussi dans la raison de l’homme, il n’est pas content. C’est la plus belle place du monde[3] : rien ne peut le détourner de ce désir, et c’est la qualité la plus ineffaçable du cœur de l’homme.

Et ceux qui méprisent[4] le plus les hommes, et qui les égalent aux bêtes, encore veulent-ils en être admirés et crus[5], et se contredisent à eux-mêmes[6] par leur propre sentiment : leur nature, qui est plus forte que tout, les convainquant de la grandeur de l’homme plus fortement que la raison ne les convainc de leur bassesse.

  1. « La plus grande bassesse. » Cela est bien dur.
  2. « S’il n’est placé. il n’est pas content. » P. R. : il se croit malheureux s’il n’est placé. Mais il est bien mieux de présenter d’abord les avantages, et de faire tomber la phrase sur ces mots qui les détruisent : il n’est pas content.
  3. « La plus belle place du monde. » Image originale et frappante, bien préparée par ce qui précède.
  4. « Et ceux qui méprisent. » Les épicuriens.
  5. « Et crus. » Chute désagréable à l’oreille. — Sur cette pensée, cf. ii, 3.
  6. « A eux-mêmes. » On ne dit plus aujourd’hui contredire à.