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ARTICLE I.

Et ainsi si nous sommes simplement matériels, nous ne pouvons rien du tout connaitre[1] ; et si nous sommes composés d’esprit et de matière, nous ne pouvons connaitre parfaitement les choses simples, spirituelles et corporelles[2].

De là vient que presque tous les philosophes confondent les idées des choses, et parlent des choses[3] corporelles spirituellement et des spirituelles corporellement. Car ils disent hardiment que les corps tendent en bas, qu’ils aspirent à leur centre, qu’ils fuient leur destruction, qu’ils craignent le vide, qu’ils ont des inclinations, des sympathies, des antipathies, qui sont toutes choses qui n’appartiennent qu’aux esprits. Et en parlant des esprits, ils les considèrent comme en un lieu, et leur attribuent le mouvement d’une place à une autre, qui sont choses qui n’appartiennent qu’aux corps.

Au lieu de recevoir les idées de ces choses pures[4], nous les teignons[5] de nos qualités, et empreignons [de] notre être composé toutes les choses simples que nous contemplons.

  1. « Nous ne pouvons rien du tout connaître. » Cette proposition est le fond même du cartésianisme, et Pascal aurait dû savoir gré à cette philosophie de l’avoir si bien établie dans les esprits.
  2. Spirituelles et corporelles. » Il y avait d’abord : « Les choses simples ; Car comment connaîtrions-nous distinctement la matière, puisque notre suppôt, qui agit en cette connaissance, est en partie spirituel ? et comment connaîtrions-nous nettement les substances spirituelles, ayant un corps qui nous aggrave et nous baisse vers la terre ? » Notre suppôt, c’est notre substance, le sujet qui est en nous.
  3. « Et parlent des choses. » P.R. : et ont attribué aux corps ce qui n’appartient qu’aux esprits et aux esprits ce qui ne peut convenir qu’aux corps. En effet, parler spirituellement et corporellement n’étaient pas des expressions pures. — Pascal avait pu lire dans la traduction du traité de saint Augustin, De la véritable religion, publiée par Arnauld en 1656, cette phrase à la fin du chapitre 33 : « … voulant connaître par l’esprit et par l’intelligence les choses corporelles, et voir par les sens les spirituelles, ce qui ne se peut. »
  4. « Les idées de ces choses pures. » C’est-à-dire au lieu de recevoir pures, dans leur pureté, les idées de ces choses ; l’adjectif est mal construit. P. R. : les idées des choses en nous.
  5. « Nous les teignons. » P. R. : nous feignons des qualités de notre être