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PASCAL. — PENSÉES.

Donc toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiates et immédiates, et toutes s’entre-tenant[1] par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que[2] de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties.

Et ce qui achève notre impuissance à connaître les choses est qu’elles sont simples en elles-mêmes, et que nous sommes composés de deux natures opposées et de divers genres : d’âme et de corps. Car il est impossible que la partie qui raisonne en nous soit autre que spirituelle ; et quand on prétendrait que nous serions simplement corporels, cela nous exclurait bien davantage de la connaissance des choses, n’y ayant rien de si inconcevable que de dire que la matière se connaît soi-même. Il ne nous est pas possible[3] de connaître comment elle se connaîtrait.

  1. « S’entre-tenant. » En deux mots, c’est-à-dire, se tenant entre elles. Ce n’est pas le verbe entretenir. — Toutes choses étant causées. Ce participe ne s’emploie pas d’ordinaire absolument. — Médiates et immédiates. Ainsi porte le manuscrit, et non médiatement et immédiatement, que donnent toutes les éditions. Il paraît appeler les choses médiates quand elles sont considérées comme effets, immédiates quand elles sont considérées comme causes ; car chaque être existe par lui-même en un sens, et par les autres êtres en un autre sens.
  2. « Non plus que. » Ce terme demanderait au commencement de la phrase une négation, comme : Je tiens qu’il n’est pas possible, etc.
  3. « Il ne nous est pas possible. » Phrase supprimée dans P. R., ainsi que l’alinéa suivant, pour abréger. Mais fallait-il abréger ce qui présente la démonstration dans toute sa force ? — Pascal avait écrit d’abord : « Et ce qui achève notre impuissance est la simplicité des choses comparée avec notre état double et composé. Il y a des absurdités invincibles à combattre ce point ; car il est aussi absurde qu’impie de nier que l’homme est composé de deux parties de différente nature, d’âme et de corps. Cela nous rend impuissants à connaître toutes choses [c’est-à-dire à connaître quelque chose que ce soit] ; que si on nie cette composition, et qu’on prétende que nous sommes tout corporels, je laisse juger combien la matière est incapable de connaître la matière. Rien n’est plus impossible que cela. Concevons donc que ce mélange d’esprit et de boue nous disproportionne. » Remarquez ce dernier mot. On voit d’ailleurs que la seconde rédaction de Pascal est toujours plus vive et plus nette que la première.