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ARTICLE I.

nous glisse et fuit d’une fuite éternelle. Rien ne s’arrête pour nous[1]. C’est l’état qui nous est naturel, et toutefois le plus contraire à notre inclination[2] : nous brûlons de désir de trouver une assiette ferme[3] et une dernière base constante, pour y édifier une tour[4] qui s’élève à l’infini[4] ; mais tout notre fondement[5] craque, et la terre s’ouvre jusqu’aux abîmes.

  1. « Rien ne s’arrête pour nous. » — « La raison, dit Montaigne (ibid.) se trouve deceue, ne pouvant rien apprehender de subsistant et permanent. » Tout ce passage de Montaigne doit être rapproché de Pascal.
  2. « C’est l’état qui nous est naturel, » etc. P. R. : C’est notre condition naturelle, et toutefois la plus contraire.
  3. « De trouver une assiette ferme. » P. R. : d’approfondir tout, et d’édifier.
  4. a et b « Une tour. » Allusion à la tour de Babel.
  5. « Mais tout notre fondement. » P. R. : mais tout notre édifice. — En même temps que P. R., dans tout cet alinéa, dénature la pensée de Pascal, il défigure aussi étrangement son style. La comparaison rend cela plus sensible ; mais lors même qu’on n’avait que le texte de P. R, si un éditeur avait fait sur ce texte un travail d’analyse pareil à celui que nous faisons ici, il aurait été fort embarrassé de certains détails. Si nous pensons aller plus avant : qu’est-ce qu’aller plus avant quand on est sur un milieu ? Notre objet branle : quel objet ? On ne voit rien à quoi cela se rapporte. Il n’y a aucune analogie entre l’idée d’approfondir tout et celle d’édifier une tour. Il n’y a aucune suite nécessaire entre un édifice qui craque et la terre qui s’ouvre ; mais toutes les expressions de Pascal sont aussi justes et aussi suivies qu’elles sont vives. Nous voguons poussés d’un bout vers l’autre, c’est-à-dire essayant tour à tour de comprendre le chaud et le froid, la naissance et la mort, le tout et les éléments. Nous cherchons un terme où nous attacher et nous affermir, mais il branle et nous quitte. Nous nous obstinons peut-être, nous le suivons ; il nous échappe et fuit à jamais (ne plus ne moins, dit Montaigne, que qui vouldroit empoigner l’eau. Ibid.). Rien ne le peut arrêter ne serait qu’une addition insignifiante ; mais Pascal dit : Rien ne s’arrête, rien n’est fixe et permanent. Le désir qui nous brûle, et dont Pascal était tourmenté, ce n’est pas tout d’abord de tout connaître, d’atteindre à l’infini ; c’est de trouver, au milieu de cette fluctuation universelle, une assiette ferme où on puisse ensuite bâtir à l’aise. Mais tout notre fondement craque, le fondement, et non l’édifice. Si ce n’était que l’édifice, on en serait quitte pour reconstruire : si ce n’était que l’édifice, il n’y aurait pas de raison pour que le sol manquât sous les pas. Mais c’est le fondement qui s’enfonce, et la terre s’ouvre jusqu’aux abimes pour notre absolu désespoir. Le travail des éditeurs de P. R. prête à Pascal bien des impropriétés de style, et le fait parler comme