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PASCAL. — PENSÉES.

sont portés témérairement à la recherche de la nature, comme s’ils avaient quelque proportion avec elle.

C’est une chose étrange, qu’ils ont voulu comprendre les principes des choses, et de là[1] arriver jusqu’à connaître tout, par une présomption aussi infinie que leur objet. Car il est sans doute qu’on ne peut former ce dessein sans une présomption ou sans une capacité infinie, comme la nature.

Quand on est instruit, on comprend que la nature ayant gravé son image et celle de son auteur dans toutes choses, elles tiennent presque toutes de sa double infinité. C’est ainsi que nous voyons que toutes les sciences sont infinies en l’étendue de leurs recherches ; car qui doute que la géométrie, par exemple, a une infinité d’infinités de propositions à exposer ? Elles sont aussi infinies dans la multitude et la délicatesse[2] de leurs principes ; car qui ne voit que ceux qu’on propose pour les derniers ne se soutiennent pas d’eux-mêmes, et qu’ils sont appuyés sur d’autres qui en ayant d’autres pour appui ne souffrent jamais de dernier ?

Mais nous faisons des derniers qui paraissent[3] à la raison comme on fait dans les choses matérielles, où nous appelons un point indivisible celui au delà duquel nos sens n’aperçoivent plus rien, quoique divisible infiniment et par sa nature.

De ces deux infinis de sciences, celui de grandeur est bien plus sensible, et c’est pourquoi il est arrivé à peu de

  1. « Et de là. » De là est supprimé dans les éditions. Il est nécessaire, car les philosophes n’ont pas prétendu tout d’abord connaître tout, mais seulement les principes des choses (voir plus loin), d’où ensuite ils ont cru pouvoir atteindre le reste.
  2. « Et la délicatesse. » C’est-à-dire que ces principes sont de plus en plus déliés, de moins en moins complexes. La définition du solide suppose celle de la surface, qui suppose celle de la ligne, qui supposerait celle du point.
  3. « Qui paraissent. » C’est le mot propre, et non pas qui apparaissent, mot dont on abuse trop aujourd’hui, et qu’on devrait réserver pour ce qui a vraiment le caractère d’une apparition.