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PASCAL. — PENSÉES.

à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même son juste prix.

Qu’est-ce qu’un homme[1] dans l’infini ? Mais pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu’il recherche dans ce qu’il connaît les choses les plus délicates. Qu’un ciron[2] lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ces jambes, du sang dans ces veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes ; que, divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces en ces conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours ; il pensera peut-être que c’est là l’extrême petitesse de la nature. Je veux lui faire voir là-dedans un abime nouveau. Je lui veux peindre non-seulement l’univers visible, mais l’immensité qu’on peut concevoir de la nature, dans l’enceinte de ce raccourci d’atome[3]. Qu’il y

    d’Arnauld sur la copie du manuscrit, a mis ce monde visible au lieu de l’univers, sans doute parce que l’univers doit exprimer l’universalité des choses. L’exactitude gagne peut-être à cette correction, mais non pas l’éloquence. Ce grand mot d’univers, qui, après tout, peut bien s’entendre de notre univers à nous, de notre monde, fait bien plus d’effet que la variante d’Arnauld. P. R. remplace aussi j’entends par c’est-à-dire. Ils évitent le je autant qu’ils peuvent, et, en rendant le style moins personnel, ils le rendent moins expressif. — Montaigne, Apol., p. 169 : « Tu ne veois que l’ordre et la police de ce petit caveau où, tu es logé. »

  1. « Qu’est-ce qu’un homme ? » P. R. : qu’est-ce que l’homme ? Mais l’expression de Pascal nous rapetisse plus que ne fait celle de P. R.
  2. « Qu’un ciron. » Les entomologistes modernes ont restreint le nom de ciron à un petit arachnide voisin du faucheur. Mais dans la langue vulgaire, qui est celle que parle ici Pascal, on entend sous ce nom les plus petits insectes, voisins des mites ou des acarus de Linné. Ces insectes ont un fluide nourricier, qu’on peut appeler du sang, mais ce sang est répandu dans toutes les cavités du corps, il en baigne et en abreuve toutes les parties ; il ne circule pas dans des vaisseaux ; un ciron n’a donc pas de veines.
  3. « De ce raccourci d’atome. » Cet emploi du mot raccourci est unique. Mais l’idée que Pascal veut rendre, celle d’un atome réduit, est unique